Le dialogue socratique en classe ?

Un dialogue est-il fait pour dialoguer ou pour trouver des réponses ? Le caractère aporétique des premiers dialogues socratiques de Platon nous incite tout de suite à négliger les réponses. Le dialogue devrait toute sa valeur à des qualités cachées dans son exercice même. Le dialogue serait alors une pratique, à la manière d'un art martial. Malheureusement, quand on sait que Socrate affirmait ne rien savoir, on peut tout de suite s'inquiéter de la capacité de dialogues socratiques à faire apprentissage. C'est cette paradoxale situation qui est décrite ici, animée d'une question : le dialogue est-il une pratique susceptible de faire apprentissage par soi ?

1. Parler de dialogue socratique et en faire même une pratique qui serait aussi couramment adoptée par nos professeurs que l'interrogation écrite, n'est-ce pas un peu naïf ?

Il serait en effet naïf de penser qu'entre les élèves et leurs enseignants il y a quelque chose comme un dialogue qui ferait de nos classes autant d'agoras baignées des lumières de la Grèce Antique. " Silence ! " Voilà qui inaugure une classe bien tenue qui serait surprise d'entendre soudain : " Parlez ! ". Voilà pourquoi le " récepteur " de la communication pédagogique atteint rarement le statut d'interlocuteur d'une communication qui n'a de communicatif que le nom ou l'injonction péremptoire : " Répondez ! Sinon... ".

Pourquoi le maître s'éloigne-t-il avec tant d'énergie de la figure socratique ? Parce que Socrate affirme ne rien savoir et que le maître ne peut que voir dans un pareil aveu, une faiblesse ou, pire encore, l'aveu d'une supercherie qui lui enlèverait séance tenante son droit d'enseigner.

C'est évident, mais cela ne favorise pas le dialogue. Si bien que toute question posée ne l'est que pour de faux par un professeur qui en connaît la réponse. Comme le Lapin d'Alice qui ne cesse de demander l'heure, en regardant sa montre.

Pour faire dialogue reste donc à chercher la bonne question.

2. Qu'est-ce qu'une question bien posée ?

Poser cette question, c'est déjà éprouver, non sans quelque vertige, la capacité performative du langage. En effet, demander : "Qu'est-ce qu'une question bien posée?" c'est en même temps avouer ne pas savoir si cette question est bien posée ! Si je dis " quelle est la bonne question ? " je ne peux que savoir déjà la réponse. Sinon, ma question n'a pas de sens. De ce cercle nous ne sortirons qu'à aller sur le terrain. Qu'à aller voir ce qui se passe dans une classe, par exemple, où le dialogue dit tout de même avoir lieu.

Seul le terrain, considéré comme lieu d'une pratique, permet d'aller rencontrer des fondements dont le discours ne décide pas par soi seul. La pratique est l'autre du discours, son altérité.

Dès lors, la factualité pratique se voit confier la capacité normative et le fait de la preuve que la théorie lui abandonne.

3. Que se passe-t-il sur le terrain?

Entrons dans une classe d'E.C.J.S. (Éducation Civique, Juridique et Sociale. Discipline - et non enseignement ! - du lycée de la seconde à la Terminale), puisqu'elle se revendique comme un lieu de dialogue. La tâche est vaste... Pour la remplir nous disposons tout de même d'une injonction qui devrait nous sauver et dite par le Bulletin Officiel : " Organisez un débat ". Organisez un débat et Civilité, "Juridicité" et Socialité viendront s'incarner, comme trois déesses souriantes, dans votre classe. Mais pourquoi accorder un tel pouvoir au débat ? Le syllogisme du Bulletin Officiel est simple :

  • Les mauvaises opinions sont inciviles et irrationnelles.
  • Or un dialogue est nécessairement rationnel, sinon c'est une dispute.
  • Donc les mauvaises opinions seront pulvérisées par le dialogue.

Voilà qui fleure bon la dialectique platonicienne, voilà que Socrate revient parmi nous. Mais ce dialogue fonctionne-t-il sur une économie questions/questions ou sur une économie questions/réponses ? Et si le but du dialogue est de trouver des réponses, qui détient alors le pouvoir de répondre ?

Si la réponse appartient dès le départ au maître, alors nous retombons dans le Complexe du Lapin. Mais si personne ne détient la réponse, alors personne ne sait rien et nous retrouvons avec bonheur et inquiétude à la fois, l'ignorance socratique dont le philosophe fait le départ de tout vrai dialogue. Choisir le camp de Socrate, c'est donc choisir l'économie questions/questions. Mais alors, à quoi bon dialoguer ? Pourquoi parler avec des ignorants qui ne savent rien d'autre que poser des questions ?

4. A quoi bon parler avec des ignorants ?

À ce nouveau paradoxe deux solutions : soit chacun n'est pas vraiment ignorant, et son ignorance feinte n'est que le masque de sa modestie. Nous sommes alors dans l'enquête qui, soigneusement conduite, permettra de questions en réponses, de compléter des informations lacunaires. Le dialogue serait fait pour mieux informer les élèves. L'ignorance est mère de tous les vices. Le savoir, père de toutes les vertus. Le professeur débarrassé de Socrate retrouve la place rafraîchissante du distributeur de savoir. La peine de mort, le racisme, la violence ? Il y a des documents pour ça, lisez-les, entre les lignes se cachent les trois déesses promises.

L'autre solution est d'espérer que dans ce dialogue fait de questions posées par des ignorants, ce qui compte ce n'est pas de trouver des réponses. Dans cette hypothèse, il faut immédiatement quitter le schéma causaliste qui veut que toute question trouve une réponse. Oublier que la question serait toujours le moyen négligeable d'une fin qui la dépasse : sa réponse. La question bien posée est une question qui vaut d'être posée pour elle même.

La question est un moyen et une fin suffisante, une pratique en et par soi.

5. Le dialogue comme pratique peut-il suffire ?

Ce qui compte c'est donc de poser les bonnes questions. Pourquoi ?

Si la question est à la fois moyen et fin, alors elle vaut comme pratique, comme exercice. J'en apprends autant à poser une bonne question qu'à trouver une réponse descendue du ciel du maître.

Faire c'est pratiquer et pratiquer suffit.

Mais comment peut-on prétendre à une suffisance de la pratique ? On entend déjà les gazettes s'exclamer en première page : " Scandale dans l'Education Nationale, les professeurs posaient des questions dont ils ne connaissaient pas les réponses ! ". Sur le terrain, ce choix pratique peut s'illustrer d'une expérience que j'ai menée auprès de futurs juristes (Master II en Droit des Relations du Travail) sous l'égide de son Directeur, François Petit, (Maître de Conférence à l'Université Montesquieu Bordeaux IV). La question qui a initié ce dialogue était celle des valeurs de ces juristes et de l'avenir de leurs convictions dans le monde du travail qu'ils allaient devoir bientôt affronter. Choisir la stratégie du Lapin eût été faire le tour des philosophes ayant peu ou prou abordé cette question. Ensuite, préparer une liste de réponses, la plus exhaustive possible. Enfin, aller engager le " dialogue " promis en faisant deviner par des questions habiles, des réponses déjà connues et écrites sur un papier devant moi.

La stratégie du Lapin est une stratégie de la devinette.

À cette solution, j'ai préféré celle qui consistait dès le départ du dialogue à avouer n'avoir dans mon cartable aucune réponse cachée. Mieux, à promettre que le dialogue n'avait pas pour but de trouver des réponses mais d'affiner des questions. Les réponses sur un sujet aussi personnel que les valeurs, resteraient à l'appréciation, plus tard, de chacun d'entre eux.

Stratégie pratique et plutôt socratique donc.

Quel a été le résultat de cette double insuffisance d'un " maître " qui ne connaît non seulement pas les réponses au départ, mais ne les donnera pas à l'arrivée non plus ? En fait, ces limites, en amont et en aval, m'ont permis de proposer un dialogue dans une économie questions/questions. Mais des questions toujours plus affinées, toujours mieux situées sur des plans insoupçonnés au départ, dans un nouvel ordre et selon de nouvelles catégories. Il y eut donc bien, par ce jeu de questions, des réponses ici ou là. Mais ces réponses ne furent pas formulées par le " maître " et restèrent soumises à la discussion. Pas de bonnes réponses donc, mais de bonnes questions. Ainsi, peu à peu, la question des valeurs éthiques du jeune juriste s'est vue, deux heures plus tard, devenir la question de ce qui permettrait au juriste de s'assurer demain de sa propre valeur; donc de la validité de ses décisions. Une question mieux posée en somme.

La qualité de la question se prouve de ce qu'elle initie un dialogue qui fonctionne effectivement, dans les faits. Là est la suffisance de la pratique.

6. Qu'est-ce qu'un dialogue qui fonctionne ?

Suffit-il que les questions s'ajoutent et que tout le monde puisse s'exprimer dans une manière de brouhaha sympathique ? Si un dialogue fonctionne, c'est que ceux qui l'animent et le produisent, apprennent quelque chose. Voilà la règle. Or cet apprentissage et ses bénéfices nous pouvons les mesurer à ce que le dialogue et ses interlocuteurs respectent certaines conditions.

La première de ces conditions est celle de l'aveu d'ignorance fait par tous avec sincérité, comme nous venons de le voir. Mais cet aveu d'ignorance n'est pas qu'une technique. Il suppose, sur le plan ontologique, une insuffisance native des interlocuteurs, quels qu'ils soient, maîtres ou élèves. Une insuffisance dont aucun statut ne protège. Une insuffisance qui oblige à entendre que la fréquentation du prochain est la garantie de trouver une nouvelle suffisance. Chacun trouvera sa suffisance dans sa jonction à l'autre.

"Ce que je sais est que je ne sais rien, je ne suis rien, tout seul".

La seconde condition d'un dialogue d'ignorants qui fonctionne, est celle de la mise en place d'un dispositif capable de n'exclure aucun des membres du dialogue. Comment réussir ce dispositif, à quelles conditions ?

7. Pourquoi exclure l'exclusion et en faire une pratique essentielle au dispositif ?

La première exclusion à éviter est celle du Complexe du Lapin, nous le savons. Une exclusion tombée du sourire agacé du maître quand, bravant le risque de se tromper, de faire une faute, animé par un courage qui reste énigmatique mais héroïque, l'élève tente une réponse qui tombe faux. Erreur qui vaut à l'intrépide d'être immédiatement poussé de la haute branche sur laquelle s'assoient les bons élèves.

La deuxième exclusion cachée derrière celle-ci, pour être comprise, nous demande de revenir sur le terrain d'un dialogue que j'ai animé entre une bonne vingtaine de jeunes professeurs de l'I.U.F.M. de Bordeaux, sous l'égide attentive de Gérard Auguet sur le sujet de l'E.C.J.S. Au cours de ce dialogue entre professeurs à la question : " Qu'est-ce qui peut empêcher un élève de participer à un débat ? " Il a été répondu unanimement et après mûre réflexion, que ce ne pouvait être que le professeur. Pourquoi ?

Cette réponse un brin paradoxale nous place à un point central de notre enquête sur le dialogue socratique. Il ne suffit pas d'éviter le Complexe du Lapin pour laisser un espace d'autorisation suffisant au dialogue. Le professeur reste victime toujours du soupçon d'être un faux ignorant, un sachant qui s'ignore ou feint d'ignorer. Pourquoi ? Parce que, à tout coup, il lui aura fallu ici ou là, ne fut-ce qu'en s'asseyant à son bureau, en faisant l'appel, en étant de ce côté-ci du bureau, donner tous les signes de l'autorité. Or d'où peut lui venir pareille autorité ? De l'institution!

Un dispositif qui fonctionne s'appuie sur l'autorité accordée par l'institution à l'architecte dudit dispositif. C'est une condition de fait, sans choix possible.

Malheureusement, le premier moyen d'existence d'une institution, est de savoir exclure. Or nous cherchons un dispositif qui sache ne plus exclure ses interlocuteurs. Pourquoi ce paradoxe ? Parce que l'institution est avare d'autorisations et donc d'autorité prêtée, et pose toujours mille conditions à celui qui veut lui appartenir. Jusqu'à infliger de sévères épreuves à ses prétendants. Il n'y a d'initié que s'il y a des profanes. D'inclusion que s'il y a exclusion. Heureusement, cette tendance institutionnelle à l'exclusion est exactement proportionnelle à sa capacité d'inclusion. En effet, que vaudrait le fait d'être inclus par l'institution, reconnu par elle, si elle n'y mettait aucune condition ? Être reconnu par l'institution c'est recevoir une part de ce mérite qu'elle sait distribuer à ses préférés. Une part donc de cette autorisation à exister comme individu à part entière, suffisant et adoubé, qu'elle est seule à pouvoir distribuer.

L'institution exclut parce qu'elle n'accepte pas tout le monde et inclut pour la même raison, en même temps.

Voilà donc pourquoi le professeur est par excellence susceptible d'empêcher un élève de participer à un dialogue. Mais heureusement, il est aussi capable, en proposant le dispositif du dialogue, de distribuer une reconnaissance qui sache inclure. Une reconnaissance d'autant plus valide qu'elle n'est pas donnée à tout le monde.

La seconde condition pour un bon dispositif est de savoir accorder reconnaissance et assentiment à ses participants.

8. Comment se distribue, au moment même de la pratique du dialogue, cette reconnaissance ?

Tout simplement à proportion exacte de la participation de chacun au dialogue. Plus je participe, plus je me vois entrer dans la communauté des interlocuteurs du dialogue. Et plus j'entre dans cette communauté, plus je vois ma parole entendue et reconnue, mes questions produire de nouvelles questions.

En un mot, plus je m'engage, plus je suis agrégé.

La pratique fait effet à l'exacte proportion de ce qu'elle est plus ou moins pratiquée. Le fait de parler fait preuve. Le professeur peut ainsi mériter le nom de maître s'il joue un rôle de facilitateur de la parole, en utilisant son autorité seulement comme l'outil qui permet de construire le dispositif et de le cadrer. Alors, à l'intérieur de ce cadre peut se faire un espace d'échanges non institués, non évalués et toujours sans réponse.

Le maître et son autorité permettent la reconnaissance, par le groupe et l'institution de chacun des interlocuteurs.

9. Le dialogue apprend-il quelque chose ?

Plus je suis prêt à m'agréger, plus j'existe. De là à faire de cette pratique une pratique de la citoyenneté il n'y a qu'un pas. Le pas qui consiste à penser la classe comme un lieu d'apprentissage de la citoyenneté pourvu qu'elle soit pensée et éprouvée, comme on pense et éprouve une cité, donc comme un lieu institutionnel.

Le dialogue est bien un lieu d'apprentissage de la citoyenneté. Mais un lieu pratique.

La pratique en ce sens fait éprouver parce qu'elle fait épreuve. Ce qui permet d'accorder enfin au geste, à la posture, fait à l'intérieur d'un dispositif, la valeur d'apprentissage qu'il mérite. Mais comment un geste peut-il apprendre quelque chose à celui qui le fait ? Il suffit pour le comprendre de regarder un élève qui lève la main et parle. Par ce geste il se signale comme résolument présent dans le dispositif et donc soucieux de s'engager. Lever le bras c'est signifier son consentement à exister dans un groupe. C'est apprendre, parce qu'on en fait le geste, que l'on est présent et en même temps que d'autres sont présents avec nous.

À partir de là je suis dans le cercle du dialogue et il suffit d'ajouter la parole au geste pour que le dispositif fonctionne. La preuve ? Il suffit pour la trouver de regarder celui qui ne lève pas la main chercher à se confondre avec une horizontalité dont il veut faire absence, disparition, désengagement.

Là est l'enjeu, pour le maître, de la pratique : poser le geste avec la parole et ne plus rien ignorer de ce qu'il peut faire apprendre.

10. Apprendre est-ce faire ensemble quelque chose ?

Pour le savoir, ne quittons pas le terrain. Observons une classe d'E.C.J.S. à laquelle est redistribué Son journal. Un journal qu'elle a entièrement écrit pendant les cours d'E.C.J.S. Que se passe-t-il ?

Ceux qui se sont engagés factuellement se voient dans le journal en bonne place, présents et reconnus effectivement par le collectif. Expérience dont nous pensons qu'elle permet d'apprendre le bénéfice qu'il y a à vivre pacifiquement avec un collectif. En même temps que ceux qui n'ont signé aucun article se voient exclus du collectif par leur choix de l'absence. Absence dont il est rare qu'elle ne leur apprenne pas quelque chose au milieu de la fierté de la classe d'avoir " fait quelque chose ensemble ".

Un " faire ensemble " dont le maître sait maintenant qu'il est valide parce qu'il a donné l'occasion à chacun de coordonner sa posture, ses gestes, sa parole à ceux de ses conjoints. Donc donné l'occasion au dispositif de réellement fonctionner.

De plus, ce " faire ensemble " fournit à ceux qui voudraient mesurer l'impact du dispositif sur les apprentissages, un corpus en bonne et due forme. Corpus que j'ai moi-même utilisé dans le cadre d'un Master en Sciences Cognitives sous l'égide de Jean Claude Sallaberry, Directeur de l'IUFM de Bordeaux. Mesure qui montre, chiffres à l'appui, une augmentation significative de l'engagement de chacun. Mais aussi augmentation de l'emploi du " je " qui nous prouve que la pratique collective permet à chacun de comprendre son exister comme individu, son ethos, renforcé, encouragé, multiplié à proportion de l'assentiment qu'il reçoit chaque fois, de sa communauté et de l'institution.

11. Pour conclure

Devons nous regretter d'avoir abandonné les réponses ? À quoi bon des réponses qui ne seraient que répétées consciencieusement, sans conviction, quand la pratique s'inscrit dans un apprentissage bien plus interrogateur? De plus, cette pratique du dialogue en avouant ses limites, laisse en fait le choix de la réponse à chacun. Libre à lui, selon ses convictions, son économie propre, de trouver ses réponses. L'essentiel est qu'elles ne soient plus les mêmes que celles qu'il aurait faites avant l'exercice.

Le dialogue socratique comme toute pratique est donc une fin suffisante pour le praticien, mais aussi un moyen de réponses nouvelles pour le pratiquant, libre de fait, de leur contenu. Et c'est certainement l'autre paradoxe du dialogue socratique qu'il faudrait aborder : obliger à céder le contenu de la réponse à chaque pratiquant. Alors le dialogue est une pratique, le professeur, un maître.