Des cafés-philo aux cafés citoyens

Les années quatre-vingt-dix ont vu l'éclosion, puis l'essor des cafés-philo, ainsi que la recrudescence de rassemblements citoyens. À quel besoin répondent-ils ? En quoi diffèrent-ils ? Quant aux concepts citoyen et démocratie, n'y aurait-il pas confusion ?

DES CAFÉS-PHILO..

Il y a quatorze ans, naissait le café-philo au café des Phares, place de la Bastille à Paris. À cette époque, Marc Sautet, un universitaire nietzschéen, et ses amis se réunissaient dans ce café le dimanche matin pour discuter de la fondation d'un cabinet de consultation en philosophie. Il pensait que notre société contemporaine était difficile à décoder et que pour beaucoup d'entre nous, après la chute des dogmes et des idéologies, le sens de nos vies, de notre société, posait question. À la suite d'une émission radiophonique, des auditeurs, ayant cru comprendre qu'un " philosophe " donnait des consultations de philosophie au café, se sont mis en quête. C'est ainsi qu'un dimanche matin de juillet 1992, le premier débat de philosophie s'improvisa à la terrasse du café. Pour combler l'espace entre deux rubriques estivales, des journalistes avides de faits d'actualité s'emparèrent de l'événement.

Mais, la polémique médiatique s'engagea rapidement : philosophe-t-on au café ? Philosophe-t-on davantage au lycée ou à l'université ? Le débat prosaïque était alors opposé à l'étude de l'oeuvre des philosophes, de l'histoire de la philosophie, de la critique d'une école de pensée à partir des conceptions d'une autre. En quoi le " café du commerce " pouvait-il mener une réflexion philosophique ? Malgré ses détracteurs, le café-philo essaima à Paris, puis en province et enfin à l'étranger. Aujourd'hui les cafés-philo sont estimés approximativement entre trois cents et cinq cents dans le monde, dont les trois quarts en France métropolitaine. Dans certains d'entre eux, les débatteurs amateurs se rencontrent hebdomadairement. Dans d'autres, les rendez-vous sont éphémères, les débats occasionnels. Il n'y a donc aucun annuaire exhaustif qui puisse garantir à une personne intéressée que le café-philo annoncé correspond à la description faite, et, qui plus est, qu'il existe encore ; tandis qu'une affiche dans la vitrine d'un café informera le passant qu'un débat-philo s'y tient, sans qu'il ne figure dans aucun répertoire.

À quoi donc attribuer ce phénomène de société ? D'après les études faites par des étudiants et universitaires, réalisées à partir d'enquêtes et d'observations in situ, il apparaît que le premier besoin des participants est de rompre la solitude générée par l'individualisme. Non pas que tous soient isolés, coupés de relations sociales et sentimentales, mais qu'aux moments de vacuité, ceux qui viennent au café-philo ne soient plus prêts, à cet instant, à partager la compagnie d'un auteur, d'un conjoint distrait et qu'ils ne veuillent pas se déjuger en regardant la télévision qu'ils méprisent. Ils viennent donc seuls, les femmes parfois avec une amie pour s'encourager à participer, et donc les couples, les groupes sont rares. Les participants déclarent chercher un échange d'idées alors qu'il s'agirait essentiellement d'un besoin de lien social. Pourtant, ce constat sociologique ne peut servir une thèse exclusive, car la convivialité n'est pas une singularité du café-philo.

Selon d'autres analyses, il s'agirait en Occident d'une quête de sens provoquée, d'une part, par la redistribution des rôles traditionnellement sexués, donc modifiant l'organisation familiale et par conséquent sociale, et d'autre part, par l'accélération de nos découvertes scientifiques, entraînant des applications technologiques et économiques qui bouleversent notre mode de vie. Alors, beaucoup d'entre nous ressentiraient le besoin de redéfinir croyances, idéologies, valeurs traditionnelles, au profit de nouvelles notions, mieux adaptées, leur permettant ainsi de s'y référer pour agir au quotidien.

Il s'agirait donc de dépasser les idées reçues, fondant l'opinion ( doxa), pour apprendre à raisonner ( logos) par soi-même, pour créer d'autres repères donnant sens et orientant nos vies, tant au niveau individuel que collectif. Ce serait alors une aventure de la pensée populaire qui s'opposerait à la prétendue carence actuelle de réflexion de l'élite. Il se pourrait aussi qu'au café-philo, la philosophie invente une nouvelle forme de philosopher : le débat philosophique.

Dans l'Antiquité, nous connaissions le dialogue oral socratique, où le maître aide le disciple à accoucher de l'idée ( maieutikon). Au Moyen Âge, nous connaissions la controverse orale ( disputatio), où un orateur expose une thèse et l'autre l'antithèse tandis que le maître conclut en donnant la sentence. Aujourd'hui, le débat philosophique, où plusieurs débatteurs échangent publiquement et oralement des arguments et réfutations afin de construire une réflexion collective, constituerait une innovation dans l'histoire de la philosophie. Certes, il s'agirait d'une recherche, tant sur le fond que sur la méthode, cependant les preuves de résultat resteraient à faire. Enfin, certains pensent que le débat au café-philo, s'il diffère d'une suite de monologues ou de la polémique, des cours ou de la conférence, contribuerait à l'apprentissage de l'écoute mutuelle et du respect d'autrui. De plus, si l'animation du débat est duelle, collégiale, voire autogérée, la discussion participative impliquerait chaque débatteur dans une gestion commune de la parole, de la pensée dans l'intérêt général pour la réflexion commune : un exercice du verbe dans une démocratie directe rousseauiste au moment où la démocratie représentative de Montesquieu semblerait malade.

... AUX FORUMS CITOYENS

À propos d'exercice à la discussion démocratique, citons ici, depuis 1989, avant même le premier café-philo, une pratique originale de débat ouvert à tous sur une placette, dans un " village " pluriculturel qui cultive sa singularité au coeur de Toulouse, le quartier Arnaud-Bernard. Il s'agit des Conversations Socratiques, lancées sur l'initiative de Claude Sicre, un auteur compositeur interprète, fondateur des Fabulous Trobadors et défenseur des particularités culturelles avec le Forum des Langues du Monde. Le Carrefour culturel Arnaud-Bernard organise donc les débats en invitant des intervenants, en raison de leur expérience à propos du sujet annoncé, à débattre avec les habitants. Il n'est pas fait de publicité, c'est le " bouche-à-oreille " qui propage l'information.

Alors, de quoi converse-t-on ? De tout sujet de réflexion que pose la vie du quartier et qui fait écho aux questions universelles. Il ne s'agit donc pas de vivre une nécessaire convivialité qui soude une indispensable solidarité, comme dans les Repas de Quartier, ou de décider de la gestion pratique, comme au Comité de Quartier, mais de se donner temps et recul, à partir de faits, pour penser sa vie, sa relation aux autres, son quartier, la société. Ici, la dialectique spéculative n'a pas cours : celui qui, par exemple, argumenterait la richesse des cultures, avec citations savantes et logique complexe, n'aurait aucun crédit si au quotidien il avait des comportements, que nul n'ignorerait dans le quartier, discriminant ou excluant des groupes ou ethnies. Le discours inciterait à la pensée nuancée, car le lendemain on vit encore ensemble.... C'est donc une parole qui engagerait sa citoyenneté dans une France démocratique et pluraliste. Cette pratique, plus que décennale, est unique en France à notre connaissance. Pourtant, ces débats ne sont pas des dialogues socratiques et la maïeutique demeure intention.

Les polémiques, à propos du café-philo, parurent donc pures abstractions pour intellectuels parisiens à nombre de provinciaux. C'est ainsi que peu d'années après la création du café-philo, et indépendamment des Conversations Socratiques, Jean-Paul Griso, un cuisinier qui s'essayait à la littérature et qui pensait avec ses amis philosophes et juristes que la démocratie était malade, fonda le café-citoyen place du Capitole à Toulouse, en septembre 1995. L'animation reprend le principe du café-philo, mais les sujets sont annoncés et un spécialiste est invité à introduire brièvement, afin de lancer le débat, la problématique citoyenne impliquée par le fait de société ou d'actualité discuté. Cependant, l'idée est dans l'air du temps. D'autres initiatives du même type apparaissent quelques années plus tard dans d'autres villes de France, sans que les animateurs se soient concertés, chacun pensant être le premier, voire l'unique, ignorant tout des débats voisins. Pourtant, ces débats-citoyens n'ont pas éclos par génération spontanée. Dans la plupart des cas, l'animateur appartient à un parti politique, un syndicat, un mouvement contestataire, une association d'économie solidaire ou alternative.

Signalons aussi l'apparition, ces dernières années, de cafés des sciences et cafés géographiques, chacun s'appropriant la citoyenneté interpellée par sa spécialité. Ici, les animateurs sont fréquemment des groupes d'enseignants qui se déplacent, avec leurs élèves, du lycée et de l'université pour des conférences au bistrot. Pourtant, tous ces cafés-débats ont en commun de revendiquer la stimulation de comportements citoyens dans une démocratie qui serait menacée par l'absence d'éthique et le désintérêt des électeurs. Il s'agirait donc de réveiller ou d'éduquer la conscience politique du peuple, anesthésiée par le discours démagogue, vidé de dogmes et d'idéologies, des candidats, d'élus aux fonctions politiques et d'édiles qui seraient à la solde de lobbies internationaux. Les débatteurs, quant à eux, pensent que dénoncer les complots des médias, des publicitaires, des sociétés multinationales, des hommes politiques, des organisations internationales, que dénoncer les dangers de la science, l'inflation technologique, le pillage des ressources naturelles, la démagogie des candidats, la corruption des dirigeants, le fascisme, l'abstentionnisme, est un acte de citoyenneté abouti. Ici, le consumérisme et le devoir civique donnent la bonne conscience dont le citoyen se flatte au café.

Donc, par réaction à la carence de comportements estimés citoyens, et dont l'inconséquence mettrait la démocratie alléguée en danger, la citoyenneté est un thème au goût du jour. Il est alors des parlementaires qui n'hésitent pas à créer des forums-citoyens dans leur circonscription. Y sont invités : responsables locaux de partis politiques, de syndicats, de corporations, d'institutions, d'associations, de comités de quartier ; fonctionnaires décisionnaires, universitaires, chefs d'entreprises, artisans et commerçants ; bref, " tout ce qui bouge " sur le territoire électoral. Le forum est organisé localement avec un thème général, telles les exclusions sociales, par le secrétariat politique du député. Des ateliers spécialisés, groupant les participants par secteurs d'activité, sont animés mensuellement par des collaborateurs de campagne électorale. L'expression y est libre, mais les synopsis ne rendent compte que des idées qui s'inscrivent dans la doctrine politique du parti auquel appartient l'élu. Les actes et la synthèse sont rédigés en termes de programme politique, à valoir pour la prochaine campagne électorale. Il y a donc suspicion sur la finalité : est-ce la société civile qui élabore un projet législatif qui sera porté par son représentant à l'Assemblée Nationale ou est-ce un parlementaire qui tente de mobiliser des électeurs en sa faveur afin d'être réélu, au nom de la " chose publique " ( res publica) ?

LA CONFUSION CONCEPTUELLE

C'est ainsi qu'en France, république et démocratie seraient synonymes. Est-ce certain ? Que, depuis la Révolution de 1789, le pouvoir politique français soit passé du monarque au peuple n'implique pas pour autant que des citoyens se soient associés ( demokratia) pour défendre et gérer la cité, faire les lois pour le bien commun. Donc une association ne pourrait être fondée sans associé. Ce truisme pose alors la question de la définition du citoyen. Selon l'esprit universel, " tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ", déclaration qui élargit la définition antique du citoyen, restreinte à ceux qui avaient droit de cité, excluant femmes, enfants, métèques, barbares, faillis, esclaves. Ce principe moderne de droit fondamental est-il pour autant réel ? La liberté qui rendrait les êtres humains égaux en droits et fraternels dans la défense de leurs intérêts se conçoit-elle aujourd'hui comme dans l'Antiquité ?

De nos jours, la doxa répond : la liberté, c'est choisir par soi-même, c'est consacrer l'individu ! Cette conception de la liberté ne serait-elle pas étriquée ? C'est ici que la doxa des forums citoyens atteindrait sa limite pour forger une conscience citoyenne et que le logos deviendrait indispensable pour dépasser l'aporie. La raison philosophique devrait donc précéder l'opinion populaire : nos choix ne sont-ils pas conditionnés par notre génome, nos hormones, nos affects, notre éducation, notre culture, nos expériences ? Si le citoyen est un être humain libre, sa liberté devrait être d'une autre essence. Autrefois, pour les Athéniens, l'homme libre était celui qui avait des devoirs, et qui répondait de ses actes, à la différence de l'esclave qui était contraint et dont répondait le maître. Cependant, en cas de défaite militaire de sa cité, si l'homme libre était encore vivant, il était asservi par les vainqueurs. La liberté ne se concevait alors que collectivement dans une cité libre. Être libre, c'était donc répondre devant ses concitoyens, ce que n'avait pas à faire l'esclave ; le rester, c'était avoir le courage, si nécessaire, de prendre le risque de mourir.

Or, nos prétendus citoyens contemporains se comporteraient en esclaves : ils revendiqueraient non seulement une liberté individuelle, mais ne seraient pas prêts à répondre de leurs actes, ni même d'avoir le courage de se priver de biens pour conserver leur libre-arbitre. La liberté aujourd'hui, ce serait revendiquer le droit de " bien " consommer : défense des consommateurs et usagers, écologisme, anti-mondialisme, etc. Il s'agirait d'acquérir une " bonne " dépendance aux biens. Rappelons qu'une république d'esclaves, de la foule (ochlocratie), mène à la démagogie, alors qu'une république de citoyens s'appelle une démocratie. Devenir citoyen, ce serait alors commencer par faire le deuil du survivre, ensuite entrer en philosophie, puis s'engager en politique. Le forum citoyen, s'il fait l'économie de cette démarche fondamentale, ne participerait qu'à la pérennisation du phantasme de liberté, de citoyenneté et de démocratie.