La discussion philosophique à l'école élémentaire et l'éducation interculturelle

Cette thèse1, mettant en présence l'interculturel et la philosophie, va tenter de répondre à la question suivante : la discussion philosophique, pratiquée dès l'école élémentaire, peut-elle aider l'Éducation Interculturelle à promouvoir une éthique de la diversité ?

Ce que j'entends ici par éthique de la diversité est celle qui permet à chacun, tout en se référant aux normes de son groupe d'appartenance (famille, pays, culture, religion), d'adhérer et d'adopter en toute liberté, partiellement ou en totalité, provisoirement ou définitivement, des attitudes et des comportements empruntés à d'autres groupes, dès l'instant où ceux-ci répondent aux principes d'une éthique universelle.

Ce que j'entends par éducation interculturelle est l'ensemble des efforts déployés par la gente enseignante pour l'instauration d'un langage commun, le respect des différences et la prise en compte des ressemblances, la juste appréciation des valeurs, et la lutte contre tout préjugé. À mon sens, une éducation se veut véritablement interculturelle, lorsqu'elle aide l'enfant à maîtriser son milieu d'appartenance, grâce à une vision plus objective de la réalité et à une relation à autrui débarrassée de ses a priori.

Le but n'est aucunement ici de répondre à une " mode ", mais relève plutôt d'une " popularisation " de la philosophie, et du souci de lui faire jouer un rôle actif : celui d'une initiation de l'enfant à l'esprit critique, au jugement autonome, à la décentration, caractéristiques d'une interculturalité efficiente.

C'est autour de ces différents axes que j'ai orienté ma recherche.

Ma démarche a voulu vérifier deux hypothèses :

  • L'éducation interculturelle de par sa confrontation permanente à l'altérité, offre une thématique et une dynamique propices à engager la discussion philosophique avec les enfants ;
  • l'éveil à la pensée réflexive et l'exercice de la raison, incarnés par la discussion philosophique, devraient aider l'éducation interculturelle à promouvoir cette éthique de la diversité.

Où et comment s'est déroulée cette recherche ?

La recherche s'est dirigée essentiellement vers les écoles de ZEP, là où la population est pluriculturelle, socialement défavorisée, et appelle plus particulièrement à une éducation interculturelle. Son objet était de déterminer les effets de la discussion philosophique à l'école élémentaire, sur les comportements relationnels des enfants et l'évolution de leur sens critique et moral dans leur appréhension de la différence. La recherche mettant en présence ces deux formes éducatives, comportant l'une et l'autre leurs qualités, a tenté de souligner leurs points de convergence vers un impératif commun : celui de libérer la pensée de ses a priori et préjugés, pour la conduire vers une forme de jugement objectif, autonome et conscient.

L'éducation interculturelle accomplit tout un travail en ce sens :

Il s'agit d'une approche à la fois rationaliste, morale, psychologique, et transversale d'ouverture culturelle.

Rationaliste, en ce sens qu'elle part de l'idée que le préjugé est une opinion fausse, basée sur l'ignorance et qu'une argumentation rationnelle, objective, est le meilleur moyen d'en prouver la fausseté.

Morale, car elle développe chez l'enfant les sentiments de justice et de respect mutuel qui animent ses objectifs, sa stratégie et son discours dans ce qu'elle veut combattre : la discrimination et le rejet de la différence.

Psychologique, en éveillant chez l'enfant la sensibilité et l'empathie, pour l'aider à construire son regard, déterminant pour opérer un véritable changement de ses attitudes et comportements vis-à-vis d'autrui.

Transversaleenfin, grâce à une approche scolaire transdisciplinaire, montrant que l'éducation interculturelle ne fait pas l'objet d'une discipline particulière, mais vient imprégner l'ensemble des disciplines.

Nous devons nous demander maintenant à quel endroit de cette démarche interculturelle, la discussion philosophique va pouvoir trouver ses marques ?

C'est justement à ce point où convergent les finalités éthiques de l'interculturalité et de la philosophie, que la discussion philosophique viendra conjuguer ses efforts à ceux de l'éducation interculturelle, pour lui fournir l'outil intellectuel qui lui manquait : c'est-à-dire un esprit formé à la remise en cause, au questionnement et à l'auto-questionnement, un esprit devenu autonome, mais capable aussi de laisser à l'Autre toute latitude de pensée...

Ces caractéristiques, propres à la discussion philosophique, sont contenues à la fois dans la forme et dans le fond de cet apprentissage.

  • Dans la forme, par la " communauté de recherche " qu'elle instaure, basée sur un esprit de coopération, où chaque enfant expose son point de vue tout en étant à l'écoute de l'autre, quel que soit le dispositif adopté par l'enseignant.
  • Dans le fond, car c'est au coeur de thèmes spécifiques que la discussion philosophique développe diverses habiletés de raisonnement, de recherche, de critique, de conceptualisation, d'abstraction, et qu'elle met aussi en oeuvre des actes mentaux comme la curiosité, la surprise, le doute, la tolérance, le respect...

Nous avons donc postulé que, pratiquée dès l'école élémentaire, et en particulier en ZEP, la discussion philosophique pourrait remplir, en symbiose avec l'éducation interculturelle, la mission humaniste que l'une et l'autre se sont respectivement assignée.

Comment justifier ce postulat ?

Certes, une bibliographie appropriée de théoriciens et de pédagogues est venue étayer ma thèse. Je ne saurais présenter ici tous les auteurs qui, d'une manière ou d'une autre, ont contribué à enrichir ma réflexion et à me réinstaller dans le contexte scolaire que j'avais quitté depuis quelques années déjà.

  • En ce qui concerne l'interculturel, je pense en particulier à Mme Abdallah-Pretceille, dont les ouvrages ciblés sur l'éducation, la pédagogie interculturelle et l'éthique de la diversité m'ont permis l'étude de concepts allant du singulier à l'universel, de la morale à l'éthique, et de clarifier les notions de culture et ses dérivés, comme le pluriculturel, l'interculturel, le transculturel.
  • D'autres auteurs m'ont aussi ouvert des chemins, les uns pour me conduire au coeur des écoles de ZEP, c'est le cas par exemple de Gérard Chauveau et de Françoise Lorcerie, d'autres pour mettre en situation les concepts d'éducation et de culture, tel l'ouvrage de Jérôme Bruner L'éducation, entrée dans la culture.
  • En ce qui concerne la discussion philosophique, j'ai lu avec beaucoup d'intérêt les nombreux articles et ouvrages de M. Tozzi qui m'ont été d'un précieux secours dans ma recherche, mais aussi ceux des autres membres du Jury, F. Galichet, D. Favre, R. Etienne.
  • Des revues comme les Cahiers Pédagogiques m'ont beaucoup apporté, principalement dans ma recherche théorique, et j'ai pu, grâce à la revue internationale Diotime - l'Agora, visiter les diverses méthodes pratiquées aussi bien en France qu'à l'étranger, et élargir ainsi ma vision des choses.
  • Enfin, j'ai apprécié les divers documents transmis via Internet, tels les comptes rendus de colloques et symposiums, mais aussi la publication de mémoires de DEA ou de thèses. Celle de S. Connac a particulièrement retenu mon attention, du fait des similitudes entre l'association pédagogie coopérative/discussion philo, et pédagogie interculturelle/ discussion philo, l'une et l'autre répondant aux mêmes enjeux de coopération, de citoyenneté, de laïcité au sein d'une école de ZEP.

Cependant, en dépit de toutes ces références me plongeant au coeur de l'école et de ses nouvelles conceptions pédagogiques, telles " la maîtrise de l'oral ", " la pratique du débat ", avec sa toute dernière née, la " discussion philosophique ", j'ai voulu pousser les portes de cette école pour venir observer l'application de la théorie et de ses effets sur la participation enfantine.

Plusieurs enseignants, que je remercie, m'ont accepté dans leur classe, et j'ai pu ainsi étayer mon jugement par rapport à mes premières approches théoriques.

Dans les classes

Ici s'impose, avec le recul, une analyse critique de ces démarches et de leurs résultats. Les enseignants auprès desquels j'ai sollicité un entretien et dans les classes desquels j'ai pu assister à une discussion philosophique m'ont réservé un très bon accueil (...).

La plupart des séances ont satisfait mes attentes. Les enfants montraient un réel enthousiasme à questionner, se questionner, répondre, contester, approuver, en se soumettant aux règles du débat démocratique, respectant la parole de l'autre, sous la vigilance d'un maître se voulant un guide efficace pour assurer la mesure et la liberté de chacun.

J'ai été souvent surprise devant certaines réflexions d'enfants, dévoilant une " maturité " à laquelle je ne m'attendais pas, confortant tout simplement cette idée que l'enfant est capable d'avoir une pensée riche, qu'il approfondit au contact de celle des autres. Il fait souvent de la philosophie sans le savoir, mais ici, dans ces séances, on le rend conscient de cette aptitude à philosopher. Le maître est là pour faire respecter des moments de conceptualisation, de problématisation et d'argumentation, évitant à la discussion de se perdre dans les méandres d'une pensée non organisée.

Il ne faudrait cependant pas se laisser aller à l'auto-satisfaction, et oublier les points encore en suspens, qui constituent les réticences et la réprobation de certains enseignants.

Le premier point concerne la polémique que génère l' appellation de cette innovation à l'école élémentaire, par le fait que le qualificatif de " philosophique " soit accolé au terme de discussion. Pourquoi celui-ci s'avèrerait-il impropre ? La philosophie serait-elle donc toujours réservée aux adultes, voir à une certaine élite ? Il est vrai qu'il paraît difficile de débarrasser la philosophie de la notoriété acquise depuis des siècles et que bien peu de gens n'osent remettre en cause aujourd'hui. Ce qu'il faut se demander, c'est si la nouvelle appellation de " discussion à visée philosophique " résout réellement ce problème, ou si elle n'est qu'un simple euphémisme destiné à calmer les esprits ?

À mon sens, le mot " visée " vient réduire la nature et la portée de la démarche. Certes, il n'est pas question d'enseigner la philosophie à de jeunes enfants, comme à des élèves de classe terminale, en se référant aux philosophes et à leurs théories, mais le seul fait de débattre de thèmes philosophiques, en respectant les trois exigences de la didactique (conceptualiser, problématiser, argumenter), fait que le qualificatif de philosophique ne me semble pas usurpé, loin s'en faut !

Le deuxième point consiste à réfléchir sur la nécessité d'un âge minimum pour soumettre l'enfant à cet exercice de rationalisation, alors que nous connaissons sa psychologie tournée vers l'égocentrisme, l'affectif, l'imaginaire, qui bien souvent font office d'antidote à la rigueur de sa vie familiale et sociale.

C'est peut-être là que le bât blesse : faut-il le laisser baigner dans ses croyances, dans ses rêves, ou l'aider au contraire à regarder la vérité en face, pour mieux appréhender les difficultés et prévenir la " chute " qui, inexorablement aura lieu un jour ou l'autre ?

La discussion philosophique a choisi de doter l'enfant de lucidité pour le mettre à même de surmonter les obstacles, de comprendre que tout n'est pas une fatalité. Pour ce faire, on va demander à l'enfant, naturellement porté à exprimer ses sentiments, ses émotions, ses points de vue, de façon abrupte, sans ambages, de respecter une discipline de parole, sans laquelle il n'y aurait pas d'apprentissage du philosopher. Il aura ainsi par la suite la possibilité de faire des choix responsables, en toute liberté, grâce aux outils intellectuels que lui aura fourni la discussion philosophique pratiquée dès le plus jeune âge.

Un troisième point alerte la gent enseignante : attention, il ne s'agit pas de discuter à bâtons rompus avec ses élèves d'un sujet répertorié comme philosophique pour que la discussion soit véritablement philosophique ! La tâche n'est pas si simple qu'il y paraît, et nécessite l'acquisition d'un savoir-faire dont l'idéal serait qu'il soit transmis par les IUFM, tout comme cela se passe pour l'enseignement des langues étrangères dans les classes du primaire.

Mais puisque l'Éducation Nationale est encore loin d'en reconnaître le bien-fondé, les enseignants ont organisé eux-mêmes leur formation, en autodidactes, mais aussi de manière solidaire, en organisant de nombreux colloques et symposiums, où chacun expose sa méthode et son expérience dans ce domaine.

Est-ce suffisant ? Ne manque-t-il pas à certains la culture philosophique proprement dite, qui apporterait à leurs séances un zeste philosophique supplémentaire, qui permettrait peut-être une ouverture plus large de la discussion, sans l'angoisse du " blocage " ou de l'incompétence pour répondre à une question d'enfant?

Sur ce troisième point viennent se greffer les divergences de points de vue concernant les différentes méthodes et pratiques, avec pour chacune d'elle, ses avantages et ses inconvénients.

En dépit de toutes ces considérations, on ne saurait freiner l'enthousiasme qui porte la pratique de la discussion philosophique vers les fins que nous lui avons assignées et que nous avons développées en première partie de cette présentation : aider l'éducation interculturelle à promouvoir une éthique de la diversité, grâce à l'éveil de la pensée réflexive et l'exercice de la raison.

Les questions non encore résolues ne justifient en aucun cas de priver l'enfant de l'acquisition d'un savoir non dogmatique, en lui apprenant à penser par lui-même, de manière à conserver ou repousser en toute liberté ce que lui impose son origine socio-culturelle, et éventuellement adopter d'autres points de vue, ceci, malgré l'affectif dont il est marqué.

Bilan de cette recherche

Il est difficile, voire impossible d'affirmer à ce stade de la pratique de la discussion philosophique à l'école élémentaire, si oui ou non, celle-ci a influé sur la pensée et les comportements des enfants, tant à l'école qu'en dehors de ses murs, si elle a instauré cette éthique de la diversité que nous avons voulu relier à une éducation interculturelle.

Il est cependant rassurant de constater que certains enseignants interviewés ont remarqué des changements positifs d'attitudes chez leurs élèves vis-à-vis de la différence, et que le dialogue a souvent remplacé la violence pour régler certains conflits.

Sans doute n'est-ce là qu'une brèche, mais peut-être permettra-t-elle de voir s'infiltrer un nouvel humanisme qui portera en germe les fruits de ce travail de fourmi ; un humanisme édifié par l'homme et rien que pour l'homme, pour mieux s'approprier la part de l'humain qui est en lui, et l'engager dans des formes d'échange où le sentiment et l'amour d'autrui resteraient les piliers de cet humanisme de la modernité.

Certes, nous comptons sur nos enfants pour le mettre en oeuvre, et c'est pourquoi ils doivent être traités avec le plus grand respect, usant de toute leur potentialité intellectuelle pour construire un monde soudé à l'éthique universelle que nous souhaitons tant. Ce nouveau type d'Humanité n'est-il pas d'ores et déjà entre leurs mains ?

N'était-il pas aussi inconcevable pour nos ancêtres d'envisager que l'homme puisse marcher sur la lune au 20e siècle, au même titre qu'il peut paraître aujourd'hui inconcevable d'entrevoir un avenir sans guerre, un monde peuplé d'hommes sans préjugés, épris d'un humanisme sans frontières ?

Pour clore cette présentation, je reviendrai à Thomas More que j'ai cité en conclusion de cette thèse, car à mon avis, la discussion philosophique avec des enfants associée à l'éducation interculturelle comporte bien les trois facteurs que le philosophe assigne à l'utopie :

  • il s'agit bien d'une volonté délibérée de transformer le monde ;
  • il s'agit aussi d'un regard critique sur l'injustice qui règne dans ce monde ;
  • enfin, il s'agit plus que jamais de rejeter la soumission au profit d'un savoir acquis par soi-même, en dehors de tout dogmatisme.

Si nous adhérons à cette idée que, toujours selon Thomas More : " cette démarche utopique peut devenir un refus de la résignation au malheur de vivre ", alors oui, nous allons dans le bon sens, car cet enjeu, à lui seul, peut constituer un projet éducatif pour l'enseignant, soucieux d'assumer le rôle d'éducateur et de médiateur socio-culturel que lui imposent les nouveaux contextes scolaires en classe de ZEP.


(1) Extraits de la soutenance de thèse de Yvette Pilon, novembre 2005.