Qu'est-ce que le café philo ? ou la philo, le café philo et la cité ?

Ce double titre pose-t-il deux questions différentes, ou vise-t-il deux aspects d'une seule et même question ? C'est le débat que le texte ci-dessous propose d'ouvrir.

Commençons par UN premier terme : la philosophie

Nous proposerons ici deux approches, en admettant, pour faire court, qu'elles représentent deux exemples de conceptions opposées. Et qu'elles montrent que la pensée, au sens fort, n'est guère séparable de la philosophie, ou, si l'on préfère, tend rapidement au moins à l'impliquer.

1) Première réponse : la pensée, et donc la philosophie, est un besoin, une activité inhérente à l'humain

Peut-être faudrait-il commencer par s'interroger sur la pensée en général, dans la mesure où la philosophie pourrait en être considérée comme une forme " spécialisée ".

Une formulation intéressante de la réponse est à emprunter à Hegel, et qui évoque Aristote : " L'origine de la philosophie provenant du susdit besoin [celui pour l'esprit de penser] a pour son point de départ l'expérience, la conscience immédiate qui raisonne " ( Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, p. 36 ; cf. aussi p. 38 sq.). C'est dans son Esthétique que se trouve formulée son expression peut-être la plus élaborée. Parce qu'il s'agissait de préciser les rapports de la pensée et de l'art, Hegel a été amené à la fois à préciser le caractère spécifiquement humain de la pensée, avant même de tenter de différencier pensée discursive et expression d'un rapport au monde, et activité pratique. Même si d'évidence la formulation reste critiquable, si elle est idéaliste et si les distinctions ressenties sont mal explicitées, elle nous suffira pour l'instant :

" Les choses de la nature se contentent d' être, elles sont simples, ne sont qu'une fois ; mais l'homme en tant que conscience se dédouble : il est une fois, mais il est pour lui-même. Il chasse devant lui ce qu'il est, il se contemple, se représente lui-même. Il faut donc chercher le besoin général qui provoque l'oeuvre d'art dans la pensée de l'homme, puisque l'oeuvre d'art est un moyen à l'aide duquel l'homme extériorise ce qu'il est.

Cette conscience de lui-même, l'homme l'acquiert de deux manières : théoriquement, en prenant conscience de ce qu'il est intérieurement, de tous les mouvements de son âme, de toutes les nuances de ses sentiments, en cherchant à se représenter lui-même, tel qu'il se découvre par la pensée et à se reconnaître dans cette représentation qu'il offre à ses propres yeux. Mais l'homme est également engagé dans des rapports pratiques avec le monde extérieur, et de ces rapports naît également le besoin de transformer ce monde, comme lui-même, dans la mesure où il en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel  " (Hegel, Esthétique, traduction Jankélévitch, 1996, t. I, p. 61).

Ce texte, celui de l'édition de 1835, semble résumer fortement la réponse de Hegel et, par son réalisme, oriente vers une mise en doute des éléments dualistes de cette réponse. L'édition Hotho en propose une version plus développée :

" Le besoin universel et absolu d'où découle l'art (selon son côté formel) a son origine dans le fait que l'homme est conscience pensante, autrement dit qu'à partir de lui-même il fait de ce qu'il est, et de ce qui est en général, quelque chose qui soit pour lui. Les choses naturelles ne sont qu' immédiatement et pour ainsi dire en un seul exemplaire, mais l'homme, en tant qu'esprit, se redouble, car d'abord il est au même titre que les choses naturelles sont, mais ensuite, et tout aussi bien, il est pour soi, se contemple, se représente lui-même, pense et n'est esprit que par cet être-pour-soi actif. L'homme obtient cette conscience de soi-même de deux manières différentes :

  • premièrement de manière théorique, dans la mesure où il est nécessairement amené à se rendre intérieurement conscient à lui-même, où il lui faut contempler et se représenter ce qui s'agite dans la poitrine humaine, ce qui s'active en elle et la travaille souterrainement, se contempler et se représenter lui-même de façon générale, fixer à son usage ce que la pensée trouve comme étant l'essence, et ne connaître, tant dans ce qu'il a suscité à partir de soi-même que dans ce qu'il a reçu du dehors, que soi-même.
  • Deuxièmemen t, l'homme devient pour soi par son activité pratique, dès lors qu'il est instinctivement porté à se produire lui-même au jour tout comme à se reconnaître lui-même dans tout ce qui lui est donné immédiatement et s'offre à lui extérieurement. Il accomplit cette fin en transformant les choses extérieures, auxquelles il appose le sceau de son intériorité et dans lesquelles il retrouve dès lors ses propres déterminations. L'homme agit ainsi pour enlever, en tant que sujet libre, son âpre étrangeté au monde extérieur et ne jouir dans la figure des choses que d'une réalité extérieure de soi-même. [...] Le besoin universel de l'art est donc le besoin rationnel qu'a l'homme d'élever à sa conscience spirituelle le monde intérieur et extérieur et d'en faire ainsi un objet où il puisse reconnaître son propre Soi-même. " (Hegel, Cours d'esthétique, 1995, t. I, p. 45-46)

Un premier élément de cette affirmation, celui qui concerne la conscience que l'homme acquiert de lui-même, ne paraît guère contestable. À son niveau de généralité quasi biologique, ne considérant que l'individu hors de tout lien social, et sauf pour son dualisme, elle n'est pas en contradiction, somme toute, avec ce qu'en pense un neurologue comme A. Damasio ( Le sentiment même de soi, 1999), qui la fonde en grande partie sur les résultats des recherches scientifiques contemporaines.

Mais du point de vue qui nous occupe ici, le deuxième, celui qui implique une gnoséologie à discuter et selon lequel l'homme éprouve le besoin d'imprimer sa marque sur les choses, il demande des déterminations autres et plus concrètes. L'individu ici en question est un individu abstrait, a-historique ou, autre façon de le dire, il reste quasi biologique, il ne peut avoir de marque particulière à imprimer aux choses.

Hegel ne peut franchir l'obstacle, ce qui explique la fin du paragraphe ; c'est aussi ce que met en lumière le texte suivant :

" Tout ce qui existe selon la nature n'existe qu'à l'état individuel, et cela à tous les points de vue. La représentation, au contraire, implique la détermination du général, et tout ce qui en sort possède, de ce fait, le caractère de la généralité, opposée à l'individualité naturelle. [...] Or, l'oeuvre d'art n'est pas seulement une manifestation générale : elle est aussi une concrétisation définie. Mais, issue de l'esprit et de son pouvoir de représentation, elle se montre, malgré son caractère d'individualité vivante et sensible, toute pénétrée d'universalité [...] "

(Hegel, L'esthétique des arts plastiques, 1993, p. 305-306).

Tentons d'être plus concret : quels sont les débuts de cette " extériorisation " de l'homme, laquelle, on le voit, consiste aussi en une " intériorisation " des choses ? Les témoins disponibles en sont les outillages et les objets d'art - ou ce que nous considérons comme tels - légués par le paléolithique. L'habileté technique exigée par la fabrication d'outils de pierre taillée et polie, et la perfection atteinte dans leur réalisation, témoignent non seulement d'une connaissance mais aussi d'une pensée, ils peuvent être considérés comme des concepts fossilisés. Les " feuilles de laurier " solutréennes, par exemple, en sont un témoignage éloquent, et de plus, elles nous posent au moins deux questions : celle de leur usage ; et celle de leur interprétation du point de vue de l'origine de la pensée comme de celle de l'art.

En effet, elles sont d'une symétrie quasi parfaite, et trop minces, trop étroites, trop fragiles pour paraître adaptées à une activité matérielle quelconque. Sont-elles destinées à un usage rituel, ont-elles un rôle symbolique ? Mais en même temps, cette perfection est-elle la manifestation d'un souci des formes, et aussi de la naissance d'un sens artistique peut-être inconscient ?

Il est de première importance de souligner le fait que ce sont des outils qui ont ainsi évolué. De l'outil éclat plutôt maladroit, de forme irrégulière, accidentelle, à une taille améliorée, plus efficace et où la forme plus régulière, voulue, se conjugue avec l'efficacité, l'adaptation à des usages de plus en plus spécialisés. Ce qui conduit à faire surgir un souci conscient de la forme, un schéma d'évolution des outillages comme de la pensée que Diderot avait déjà compris ( Art - recherches sur l'origine et la nature du beau, 1969-1973, t. II, p. 491 sq.). Mais ce souci de la forme n'est pas par lui-même manifestation d'un sens de l'art : pour cela, un autre pas doit être encore franchi.

L' " extériorisation " de l'homme se manifeste dans les transformations de la nature, dans l'adaptation de celle-ci à ses besoins - mais elle conduit à un développement de la pensée, et d'une pensée non pas simplement individuelle, mais de celle de tout le groupe humain. Fabriquer un outil est déjà se projeter dans l'avenir, un avenir pour soi et pour sa communauté. C'est concevoir un sens à son action, un sens compris et partagé par tous : la pensée n'est pas simplement " pratique ", elle est éthique, elle est déjà potentiellement philosophique. Et elle est aussi, en même temps, nécessairement, celle non pas d'un individu, mais du groupe ou de la communauté humaine.

2) Deuxième réponse : la philosophie comme " perception d'une présence " ?

Pour Hegel, la philosophie n'apparaît pas comme autonome, en conformité avec son système, puisque celui-ci consiste à tout englober dans le développement de l'Esprit.

Pour Heidegger, " la science ne pense pas ". Même si " la science ne peut rien sans la pensée ", car une muraille de Chine la sépare de la philosophie. Au contraire, la pensée serait le privilège de la philosophie. Heidegger prend place sous ce rapport dans une longue tradition, celle du spiritualisme. Déjà au XIXe siècle par exemple, et dit d'une façon qui correspondait à la manière du temps :

" Par les procédés de la science positive, en effet, nous n'arriverons jamais à la connaissance du fond intime des choses, ni au secret de leur essence, atome ou monade, esprit ou matière, ni à leur principe et à leur origine, Dieu ou la nature, l'évolution dialectique de l'idée ou la source du mouvement inné à la molécule. Toutes ces questions, et les autres semblables appartiennent à un autre ordre de connaissance, où le déterminisme scientifique ne pénètre pas " (Caro, Le matérialisme et la science, 1884, p. 17-18).

Aucune difficulté pour montrer que ces deux " visions " si semblables de la science n'ont que peu à voir avec sa réalité : " La science est, selon cette conception, une forme plus ou moins avouée d'instrumentalisme, c'est-à-dire un ensemble de théories uniquement aptes à prédire, à calculer des occurrences d'événements empiriques, des récurrences, des solutions optimales eu égard à un problème donné. La science [...] n'a alors aucune portée ontologique, ne se préoccupe pas de la vérité de ce qu'elle asserte au sujet du monde et, en ce sens, ne dit finalement rien sur le monde puisqu'elle ne s'intéresse qu'à des phénomènes de surface " (Silberstein, Aléas et avatars du spiritualisme français au XIXe siècle, p. 470).

Qu'est-ce alors que la pensée pour Heidegger ? Une monstration ? : " Montrer ainsi simplement est un trait de la pensée, elle est la voie vers ce qui, depuis toujours et pour toujours, donne à l'homme à penser " (Heidegger, " Qu'est-ce que penser ? ", in Essais et conférences, p. 157 sq.).

Ce " trait " ne peut expliquer pourquoi la science ne pense pas, ni ne semble suffire à dire ce qu'est la pensée. La suite non plus : " Ce qu'il faut penser se détourne de l'homme : il se dérobe à lui, se retenant et se réservant [...]. Comment, néanmoins, pouvons-nous savoir si peu que ce soit de ce qui se retire ainsi ? [...] Le fait d'être affecté par le réel peut justement isoler l'homme de ce qui le concerne - de ce qui s'approche de lui, d'une façon sans doute énigmatique, cette approche lui échappe parce qu'elle se dérobe à lui [...] " (p. 158-159). " Montrant dans sa direction, l'homme est l'être qui montre [...] Son essence est d'être un tel montreur [...] L'homme est un signe " (p. 160). Héraclite avait dit beaucoup mieux : " Le dieu dont l'oracle est à Delphes n'affirme ni ne nie rien, il montre ".

L'homme est ainsi conçu comme lié directement à l'Être, comme son reflet involontaire, et pas nécessairement conscient ? Formé, presque agi par les choses ? On peut le croire : " Si nous voulons savoir, par exemple, ce que veut dire nager, nous ne l'apprendrons jamais d'un traité sur l'art de nager. C'est le saut dans le fleuve qui nous le dira, car c'est seulement ainsi que nous apprendrons à connaître l'élément dans lequel la nage se meut. Quel est donc l'élément dans lequel la pensée se meut ? [...] " (p. 164).

Confusion délibérée : la pratique permet d'apprendre à faire (" l'art de nager "), mais pas " ce que veut dire " nager. Retour à la passivité, ou plus précisément à une sorte de révélation : " Il ne nous reste qu'une chose à faire : attendre que Ce qu'il faut penser s'adresse et se dise à nous. [...] 'Attendre' veut dire ici : de tous côtés, chercher du regard, à l'intérieur du déjà-pensé, le non-pensé qui s'y cache encore [...]. " (p. 164-165).

Révélation de quoi ? Une tradition vient à l'aide, c'est un recours à la banalité, pas à ce qui spécifierait la pensée : " Jusqu'ici nous n'avons pas trouvé accès à l'être propre de la pensée, de sorte que nous y habitions. [...] Le trait fondamental de la pensée jusqu'ici connue est le percevoir ( das Vernehmen). La faculté de percevoir s'appelle la raison ( Vernunft). [...] (p. 165).

Il faut sortir de ces banalités. Heidegger reprend la thèse d'une réception passive tout à fait semblable à une intuition : " Ce que la pensée, en tant qu'elle est percevoir, perçoit, c'est le présent dans sa présence. [...] La pensée est ainsi cette présentation du présent, qui nous livre ( zu-stellt) la chose présente dans sa présence et qui la place ainsi devant nous ( vor uns stellt), afin que nous nous tenions devant elle et que, à l'intérieur d'elle-même, nous puissions soutenir cette tenue. [...] La présentation est donc re-présentation. [...] " (p. 165, 167).

Le passage de la " présentation " à la " re-présentation ", c'était précisément le saut à expliquer, et devant lequel Heidegger recule. Voyons ce qu'en disait un auteur du XIXe siècle. Il marquait clairement le fond idéaliste de cette thèse intuitionniste. Il fait pour cela un emprunt à Goethe : " C'est une révélation qui se développe de l'intérieur à l'extérieur, qui fait pressentir à l'homme sa ressemblance avec la divinité. C'est une synthèse du monde et de l'esprit qui nous donne la plus délicieuse assurance de l'éternelle harmonie de l'être " (Caro, Le matérialisme et la science, 1884, p. 33-34). Le texte de Goethe est de tonalité optimiste. Le sens profond qu'y voit Caro n'est-il pas très proche de cette monstration-intuition que propose Heidegger sous le nom de " présence " ?

Ne manque que l'affirmation de " l'éternelle harmonie de l'être ", ce souvenir de la thèse religieuse de la perfection du monde. Mais Heidegger avait des raisons politiques pour n'y pas trop croire. La conclusion est un résumé qui réunit, mêle, la pensée comme représentation et la pensée comme révélation de l'être et perception de la présence, entité absolutisée, avec comme précédemment l'absence remarquable de toute activité sociale pratique et intellectuelle, de tout ce qui caractérise la vie humaine. On laissera ici de côté sa vision fantasmatique de l'histoire de l'occident : " Le trait fondamental de la pensée est la représentation. [...] C'est dans la représentation que se déploie le percevoir. [...] Mais pourquoi la pensée consiste-t-elle dans le percevoir ? [...] cet état de choses a une origine lointaine [...] à peine visible : dès le début de l'histoire de l'occident, et pour tout son cours, l'être de l'étant apparaît comme une présence. Cette apparition de l'être comme présence du présent est elle-même le commencement de l'histoire occidentale [...]

Être ( Sein) veut dire présence ( Anwesen). [...] Pour autant que nous percevons l'étant dans son être ou, en langage moderne, nous nous représentons les objets dans leur objectivité, nous pensons déjà. Et de cette manière, nous pensons déjà depuis longtemps. Toutefois nous ne pensons pas encore en mode propre, aussi longtemps que nous ne considérons pas en quoi l'être de l'étant repose, lorsqu'il apparaît comme présence ( Anwesenheit).

Nous ne pensons pas l'origine essentielle de l'être de l'étant. Ce qu'il faut proprement penser demeure réservé. Il n'est pas encore devenu pour nous digne d'être pensé. C'est pourquoi notre pensée n'est pas encore parvenue dans son élément. Nous ne pensons pas encore en mode propre. C'est pourquoi nous demandons : que veut dire " penser " ? " (p. 168-169).

Si c'est cela la pensée, la science est bien heureuse de ne pas penser. Comme le dit A. Charrak avec beaucoup de modération, puisqu'il ne considère qu'un aspect de la question : " Il faut considérer les acquis d'une anthropologie positive, qui nous débarrasse du préjugé selon lequel la pensée logique et scientifique serait étroitement liée à la mise en place du sujet moderne (cartésien) " (Charrak, article " Pensée ", in Grand dictionnaire de philosophie).

Il nous resterait à prendre en compte une troisième approche :

" Peut-être faut-il définir la pensée par la faculté de combiner des moyens en vue de certaines fins plutôt que par cette propriété unique d'être claire à elle-même " (D. Roustan, cité par J. Benda, La trahison des clercs, p. 253, n. 113). Ce qui correspond à la définition de l'intelligence pour nombre de dictionnaires. Il existe un rapport entre cette conception et la réduction de l'intelligence humaine à des fonctionnements neuronaux et à des notions d'intelligence artificielle. Mais la place manque ici pour un examen sérieux.

Tentons de résumer les termes de ce débat.

Une remarque au préalable : ces textes montrent que poser la question " qu'est-ce que la pensée ? " implique que cette pensée porte sur quelque chose d'extérieur à elle, indépendant d'elle, et que pour elle l'erreur est possible. Cette question implique un réalisme, elle exclut l'idéalisme subjectif - quelles que soient par ailleurs les thèses des deux auteurs pris ici comme exemples. (On peut rappeler que Kant, traitant de la pensée, voit lui aussi ce même caractère transitif, impliquant un objet indépendant. Cf. Kant, Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?).

Deux grandes tendances semblent se dégager, et également une conclusion générale. Pour l'une, il s'agit d' accéder à la vérité, celle de l'Être, qui se révèle, se dévoile, impose sa présence - peu importe le mode. À moins que ce ne soit Dieu ?

Pour l'autre, la philosophie vise à construire une représentation du monde, éventuellement une représentation englobante. Les difficultés sont évidentes. Après Hegel, les philosophes ont certes renoncé à la création de systèmes, mais non pas à proposer des principes généraux dits méthodologiques supposés suffire à compenser leur absence. Pour ce faire, ils sont restés inscrits dans une tradition qui imposait ses approches et ses tabous non explicités. Ont-ils ainsi dépassé la critique adressée à Hegel ?

Mais de son côté, depuis le développement de la géologie, de la cosmologie, puis depuis Darwin, la science impose une conception philosophique matérialiste d'un monde en évolution, liée au développement de nos connaissances. Il en résulte, et ce n'est nullement indifférent, que ce sont les scientifiques qui posent aujourd'hui les grandes questions philosophiques : recherches sur l'origine de la vie, débats sur le temps, sur l'univers fini ou infini, sur l'esprit ou l'intelligence, débats sur le déterminisme et l'imprédictibilité, l'émergence, la complexité, etc. Ce qui peut se comprendre à la fois comme une évolution qui tend à la fois à réduire la place de la philosophie, et en même temps, contradictoirement, à en montrer l'importance pratique. Ou, pour le dire autrement, à réduire la place de la spéculation. Les débats sur l'éthique ne vont-ils pas dans le même sens ( cf. les travaux des commissions de bioéthique) ?

Cette évolution a une signification : la philosophie s'élabore sur de multiples terrains. Une évolution qui répond à celle de notre monde, où apparaît dans d'innombrables domaines l'importance de l' " intellectuel collectif ". Ce que nous avait déjà suggéré la hache de pierre polie.

Une conclusion générale s'impose : la philosophie est plus que jamais une affaire d'ordre social, elle nous intéresse tous. Elle est moins que jamais la chose d'un spécialiste en chambre, amateur d'une sorte d'art pour l'art, plus ou moins érudit et apportant aux autres la bonne parole. OEuvre collective, elle tend à être élaborée peu à peu par toute la société, au fur et à mesure des besoins qui se révèlent, et reflète toutes les tensions, les contradictions qui la font évoluer et quelquefois la bouleversent.

Le café philo s'inscrit dans ce mouvement. Il doit être lui-même en mouvement.

Qu'est-ce qu'un café philosophique ?

La question présente un double aspect : café philo et philosophie, et café philo et la vie de la cité.

Nous reviendrons plus loin sur le terme " café ", en nous contentant provisoirement d'une seule remarque : un certain nombre de cafés philosophiques ne tiennent pas leurs débats dans des cafés. C'est donc le qualificatif " philosophique " qui retient le premier notre attention.

1) Le café philo et la philo ou la philo au café

Une remarque : la plupart des textes les concernant portent sur les méthodes d'animation, les dispositifs, l'analyse sociologique. Mais ou bien ils ne proposent pas de définition en tant que telle et se contentent d'une description, ou bien ils renvoient plus ou moins nettement à une des conceptions courantes de la philosophie elle-même, le café philosophique n'en étant en somme qu'un de ses modes de manifestation, un des lieux de son existence, de sa pratique.

On connaît l'excellente description proposée par M. Tozzi au Troisième colloque international des cafés philo, (Noisy-le-Grand, novembre 2002 ; cf. Philosopher au café, 2003)1. Cette description distinguait " trois champs " : philosophie, démocratie et convivialité et décrivait leurs interactions.

Il existe au moins une autre description, celle de M. Onfray :

" On évitera de considérer le café philosophique comme le lieu de prédilection d'une pratique à même de dépasser les impasses universitaires. Car créer de nouvelles voies sans issue n'est pas une solution : les sujets votés faussement démocratiquement et prélevés, bien souvent, dans l'actualité la plus immédiate, ou en relation avec la psycho-biographie de l'intervenant le plus décidé à prendre le micro ; l'improvisation, la parole libre, libérée, proposée comme un droit exercé sur le principe du robinet qui coule, sans projet démonstratif ou communicatif : la tournure anarchique qui, bien souvent, transforme la rencontre en pugilat, en divan individuel ou collectif, en scène où les Narcisses prennent la parole devant des auditeurs transformés en spectateurs utiles au déroulement du psychodrame ; la tribune libre utilisée pour mettre à la disposition du public des lieux communs, un discours général, des billevesées ou coquecigrues considérées par leur auteur comme des pensées profondes, définitives, révolutionnaires et inédites ; le recours, sans prolongements théoriques, à l'expérience personnelle, à l'anecdote et au fait divers existentiel comme légitimation de son happening : tout cela ne constitue pas une scène philosophique " (Onfray, La communauté philosophique. Manifeste pour une université populaire, p. 73).

On pourrait répondre sur le même ton : logorrhée élitiste, mépris pour les non-professionnels, ignorance du concret des cafés philo, refus de prendre en considération la vie réelle. Tout ce qu'on peut reprocher à la philosophie la plus traditionaliste, la moins populaire, se trouve réuni là. Pouvait-on attendre moins d'un " philosophe rebelle " qui à l'occasion semble avoir quelque peu pillé Max Stirner ? " C'est [...] l'homme dont le jugement tranchant et condamnant, qui joue l'indépendance absolue du coeur et de l'esprit, qu'on sent au demeurant fort attaché au poncif et ennemi de l'originalité " (Cassagne, La théorie de l'art pour l'art, p. 169). Mais A. Cassagne ne parlait que d'auteurs du XIXe siècle...

Il vaut mieux s'interroger sur ce qui, dans la pratique du café philo, pourrait justifier ces attaques. Ce qui conduit à s'interroger sur ce qui motive au fond l'hostilité manifestée par nombre de professeurs de philosophie contre les cafés philo. Soulignons un point que Onfray ignore : les participants à ces cafés ne manquent pas de s'interroger eux-mêmes sur leurs pratiques.

Question : le terme " café philosophique " exige-t-il une définition propre, quelque chose d'autre que ce qu'implique l'association des deux mots qui le composent et qui à eux seuls suggèreraient les éléments de la description de M. Tozzi (dit rapidement : ouverture à tous, lieu de discussion à visée philosophique, une liberté de parole, donc plus ou moins de démocratie et de convivialité) ?

Plusieurs textes semblent répondre positivement à la question en prenant pour appui la fonction du café philo.

Une parenthèse : prendre appui sur la fonction suppose et s'appuie sur des réalités pratiques, et donc admet implicitement qu'elles jouent leur rôle dans le discours théorique. Ce peut être, comme le dit Capdevila, un facteur de frustration pour la théorie : " Comme une dérobade devant les difficultés du problème a priori explicitement théorique de la définition. [...] En vérité, ce sentiment [...] est celui d'une certaine conception de la théorie qui refoule le problème de l'articulation intrathéorique du théorique et du pratique, qui nous contraint précisément de poser la prise en compte du débat intra-idéologique " (Capdevila, Le concept d'idéologie, p. 101).

Les deux premiers textes cités ci-dessous (empruntés à un site de discussion sur Internet) prennent pour point de départ un même jugement ou constat négatif sur les réalités de ce monde. Le premier vise un perfectionnement ou un accomplissement du moi individuel dans une idéalité, et pour le deuxième, la philosophie est comme une ascèse-refuge. Un peu comme des figures actuelles de la conscience malheureuse ? Ou de " la conscience blasée " selon Ruge ( Une autocritique du libéralisme), celle " de l'esprit théorique qui a accompli son travail ou qui, s'étant surcultivé, ne sait plus quoi faire de lui-même ". Sont-ils au fond bien différents ? :

(a) " L'objectif visé est mon émancipation totale et l'émancipation de tous les êtres humains (philosophie par tous). Le moyen est le dialogue collectif. La philosophie est à la fois le moyen et la fin ".

(b) " La finalité idéale, l'objectif idéal, c'est l'absence radicale de finalités et d'objectifs. À défaut de cela, en tant que pis-aller, par incapacité, ce serait la conscience : être conscient de soi, du monde, du néant. En particulier, de la médiocrité humaine ".

Ces deux textes traitent la question de la vérité par prétérition : il semble sous-entendu qu'en philo au moins, elle n'existe pas ou ne présente pas d'intérêt. Il y a plusieurs contradictions. L'une est interne, l'homme n'est pas suspendu dans le vide : sauf à imiter le baron de Münchhausen, il faut bien dire quels sont les critères qui définissent " l'émancipation " (que l'auteur veut totale !) et justifient cet objectif ? Ou ceux qui permettent de parler d'une " médiocrité humaine " ? Le dasein abstrait n'est que le produit de l'irrationalisme de Heidegger. Et il y a contradiction avec les faits : la plus élémentaire observation d'un débat montre qu'il n'en va pas ainsi dans la réalité du café philo. Ce ne sont pas les assertions impliquant un jugement de vérité qui y manquent, c'est la conscience ou la compréhension par chacun des idéologies qui les sous-tendent. Pour qui reconnaît qu'on ne peut exclure la recherche de la vérité, cela ne va pas sans susciter des interrogations. En témoigne ce troisième texte :

(c) " Je ne pense pas, contre la doxa commune régnant dans les cafés philo, que la vérité, le savoir, ou la sophia rentrent dans le cadre dudit café [...] À mes yeux, il n'y a pas à se désoler que dans telle ou telle séance [...] on ne soit pas parvenu [...] à une pensée philosophique véritable, à penser tout court. Car d'abord, qu'est-ce que ce penser véritable ? Le connaît-on ? [...] Le premier problème [...] : que veut dire ce dépassement de l'opinion [...] que faire de cette vérité à laquelle on oppose l'opinion, la doxa ? Mais d'un autre côté, si l'on ne peut quitter le plan de la doxa, faudrait-il donc abandonner toute recherche de la vérité ? À quoi servirait alors encore de discuter et réfléchir ensemble, confronter nos pensées, si l'on devait faire fi de tout rapport à la vérité ? [...] Car la caverne, les ombres, nous y sommes, ça c'est sûr, et nous n'avons, peut-être, que cela. [...]

La vérité comme visée.

On ne peut se passer de toute référence à la vérité. [...] on doit entendre que la vérité est uniquement présente par sa forme. La vérité y est à jamais de l'ordre d'une simple exigence indéterminée, d'un horizon, et seulement cela [...] une recherche indéfiniment ouverte et toujours à recommencer [...] La tâche du café philo est de maintenir vivante, contre toutes les tentatives d'enlisement dans le sommeil d'une opinion ou la sûreté d'une doctrine déjà acquise, l'exigence de la vérité condamnée à rester une visée vide [...] Dit autrement, la fonction du café philo me semble résider dans le traçage d'un plan de pensée, le dégagement d'une agora vide, ouverte, accueillante à l'égard de toute opinion ou pensée, et où on fait l'épreuve socratique du manque de savoir, de pensée (le " je sais que je ne sais rien ").

Ma thèse concernant le café philo est que ce plan, comme moment et lieu de confrontation des opinions, ne peut et ne doit pas être dépassé. [...] Tracer le plan n'est pas dépasser l'opinion mais consiste à lui faire perdre son poids interne, son caractère massif, compact, ancré, pour la rendre à l'épreuve de son inconsistance, de son caractère délié, aléatoire, flottant sur le gouffre du non savoir. [...] C'est toute idée, toute conception qui devient simple hypothèse, essai, tentative... C'est un devenir qui affecte toutes les idées, tous les savoirs, même les plus sûrs et les mieux fondés [...]

Le café philo [...] procède au traçage d'un plan de pensée qui n'est pas philosophique, qui est pré-philosophique (puisque la philosophie est caractérisée comme pensée ou création de concepts) [...]

Mais pourtant, en même temps, ce plan est indissociable de la philosophie et de la pensée. Car celle-ci [...] ne peut oublier le Chaos qu'elle tente de traverser avec ces planches plus ou moins bien ajointées que constituent les concepts philosophiques [...] (P. Mengue, Diotime, n° 10, juin 2001)

Plusieurs questions ici.

Que signifie " la vérité est présente uniquement par sa forme " ? Est-elle réduite à une exigence de cohérence interne, ou bien s'agit-il d'une correspondance avec autre chose ? Une assertion peut-elle présenter une grande cohérence interne et donc satisfaire à la première condition sans répondre à la seconde ? D'où une autre interrogation : qu'est-ce qu'un " plan de pensée " ? Un plan n'est-il pas, par définition, lié à un projet ? Un plan de pensée pourrait-il exister sans projet ? En quoi consisterait-il ? Un simple apprentissage du philosopher ? Pourquoi alors ne pas le dire clairement ? S'il consiste à proposer des exercices sans but, on a alors affaire à la fois à une sorte de cours et/ou d'exercices prétendant à apprendre à penser, et à un refus de prendre en compte toute responsabilité envers la vie réelle ? Mais le texte évoque un but, implicite, lointain, inatteignable, mais néanmoins but (hypothèse insatisfaisante : une sorte d'idéal régulateur ?) : une recherche de vérité. Du moins, poser ainsi la question de la finalité du café philo conduit à proposer une méthode qui lui corresponde. Une cohérence nécessaire.

Inversement, commencer par des considérations sur les pratiques et la méthode conduit nécessairement à en chercher les fondements philosophiques :

(d) " Une réflexion commune et partagée entre de simples citoyens [...] En philosophie [...] mise au point par Descartes [...] la méthode est liée à l'acquisition de la certitude dans le champ cognitif. Or, le réel est ce qui échappe justement à toute prise [...] certaine. [...] Il y a un effort immense de décentration à accomplir [...] et c'est cette décentration, ce transport, qui me forme et me transforme. Le résultat ou la récompense de l'effort d'écoute et de décentration/traduction consiste en l'enrichissement de mon dialogue intérieur, autrement dit de ma réflexion [...]

Dans la recherche de la vérité, la priorité est accordée, depuis le tournant kantien, à la raison pratique. [...] pour mettre en oeuvre l'anthropogenèse, l'auto-poiësis ? Sur ce point, il ne peut y avoir de vérité objective [...] je préfère l'idée arendtienne d'un monde commun bâti à partir de la pluralité humaine [...] c'est-à-dire d'une pluralité de valeurs, de repères, de sens et donc de vérités.

De ce qui précède découlent deux conceptions différentes, voire opposées de la doxa, de l'opinion :

  • ou bien il faut la dépasser, voire l'éliminer et la détruire pour donner accès à la vérité universelle et/ou objective ;
  • ou bien il s'agit de l'approfondir, de l'élucider, de lui permettre, grâce à l'échange et à la réflexion en commun, de s'affirmer, la rendre présentable et " défendable " devant les autres participants. D'ailleurs, on ne change de conviction/opinion qu'après l'avoir élucidée, c'est-à-dire en prenant conscience de ses propres présupposés impensés " (G. Gorhan, Diotime, n° 21, avril 2004).

Aucun scientifique ne prétend depuis de nombreuses décennies à " la " certitude dans le champ cognitif. Tous savent que les meilleures théories actuelles, les mieux justifiées par la pratique, sont susceptibles d'être sinon démenties, du moins " dépassées " demain. En ce sens, le réel échappe, en ce sens également il n'échappe pas : sa connaissance s'approfondit. Seuls les philosophes du passé prétendaient atteindre à la vérité absolue. (Ceux d'aujourd'hui restreignent l'ampleur de leurs objectifs, mais sont-ils moins ambitieux pour autant, et plus que les scientifiques ?) On ne peut partir d'une confusion sur ce point pour justifier l'intérêt indiscutable de l'écoute des autres, des échanges avec eux.

Il est difficile de comprendre le rappel ici de la notion de " vérité objective " : tous les débats y visent-ils, ou visent-ils des aspects plus modestes et cependant liés à celle-ci (par exemple, la mise en évidence du manque de fondement, ou des fondements implicites, de telle opinion courante) ? Si oui, s'agit-il d'affirmer que ces échanges ne peuvent permettre d'atteindre, même imparfaitement, le réel ? Dans l'hypothèse où ce serait le but visé par eux, ils peuvent y parvenir comme ils peuvent échouer, selon les cas, et seule l'expérience permettra pour chacun d'eux de répondre ponctuellement à la question. Ou bien s'agit-il de l'affirmation de principe qu'il n'existe pas de " vérité objective " ? Ce qui reviendrait au nom de l'inaccessibilité d'un absolu à affirmer l'inutilité de tout effort : une renonciation.

C'est ce que semble également indiquer le paragraphe qui concerne " la raison pratique ", invoquée pour passer à " l'auto-poïesis ". Il y a là au moins deux questions. Une première, fondamentale, écartée sans être même évoquée : une chose est mon opinion personnelle et celle de chacun des autres participants, autre chose le café philo en tant que tel. On ne peut parler même d'un problème particulier tel que les méthodes à partir seulement de ce que celles-ci peuvent apporter ou non à chacun pris individuellement. Le fonctionnement du café philo, et son rôle, mettent en évidence là aussi que le tout est plus que la somme des parties.

La deuxième question est celle de l'auto-poïesis. Celle-ci semble être en elle-même une construction qui suppose une connaissance meilleure de quelque chose, un but reconnu comme souhaitable, sauf à être purement arbitraire, connaissance peut-être acquise au cours de ces échanges avec d'autres : une subjectivité pure, au sens où elle flotterait en l'air, est à la fois impensable et sans intérêt. L'autre, les autres sont du réel. Ni moi, ni les autres ne sommes des esprits éthérés. Mais vient alors dans le texte, en contradiction avec la renonciation à toute vérité, l'affirmation de " la pluralité humaine " comme en étant une, le réel s'impose, d'où la préférence pour " l'idée arendtienne d'un monde commun bâti à partir de la pluralité humaine [...] ". Et avec ce réel la possibilité d'un changement d'opinion, de conviction.

C'est une définition d'un effort démocratique, et qui en tant que tel pose la question du rôle du café philo dans la cité : sauf à nier toute utilité au débat et tout rôle social aux " convictions/opinions ", il s'agirait alors de la place de chacun dans la construction d'un monde commun (ou, peut-être plus modestement, seulement d'y contribuer). Mais le monde existant est déjà par nature commun : s'agirait-il d'en construire un autre ? Ce qui suppose au moins une critique de l'existant, critique qui se doit pour être efficace de répondre à des exigences de vérité, même minimales... Le rapport au réel n'est pas simplement subjectif.

Pour ma part, je ne peux que m'associer à cette vision d'un tel effort, mais est-ce que la vocation d'un débat au café philo consiste dans la construction de ce monde commun ? Si oui, dans quel sens ? La suite du texte, malheureusement, ne répond pas à cette intéressante question.

Je reviens ainsi au début du texte, où est proposée la notion de " réflexion commune et partagée ". Est-elle proche de celle de " l'intellectuel collectif " ? Nous retrouvons ainsi une conclusion déjà proposée plus haut. C'est poser une question de fond sur ce qu'est la pensée humaine. Voilà une notion qu'il serait intéressant d'approfondir. Les travaux en ce sens sont rares, à ma connaissance. On peut penser à Gramsci, actuellement à P. Lévy (mais celui-ci semble plus intéressé par les outils techniques tels qu'Internet que par la notion de réflexion collective elle-même, qu'il n'aborde guère). Les recherches semblent s'orienter plutôt vers l'aspect " collectif dans l'entreprise " de la question, avec tous les risques d'une instrumentalisation. Certains diront d'une récupération.

Une remarque encore ici : ne manque-t-il pas aux développements ci-dessus une notion importante : celle de point de vue ? Cette catégorie permettrait de creuser un peu plus tant les raisons des désaccords que la recherche, dans les débats, des éléments communs - un élément constituant de la tâche de l'intellectuel collectif.

Le café philo ne serait-il pas une des formes concrètes de l'existence d'un tel intellectuel ? Une des formes modernes où cet intellectuel collectif pourrait prendre conscience de lui-même ? Voilà qui en dirait long sur les raisons de l'apparition de ces cafés, et permettrait une réflexion plus approfondie sur leurs débats et donc sur les méthodes ou dispositifs qui pourraient s'y élaborer. Un vaste chantier à ouvrir.

En même temps, ce serait une des causes de l'hostilité de nombre de professionnels : " Le philosophe a fort peu le goût de discuter. Tout philosophe s'enfuit quand il entend la phrase : on va discuter un peu. Les discussions sont bonnes pour les tables rondes, mais c'est sur une autre table que la philosophie jette ses dés chiffrés [...] " (Deleuze et Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?p. 32). Une réaction qui fait penser à celle de Derrida : la rencontre de l'autre qu'il comprend comme " le mal radical " ( Foi et savoir).

Autre façon de refuser le débat, empruntée à Onfray, et qui montre à quel point la contestation " rebelle " s'identifie à l'idéologie élitiste dominante : " Les universités populaires, qui font paraître ridicules, désuets et néfastes les cafés philosophiques d'aujourd'hui, donnaient à la demande de sens des réponses autrement plus rigoureuses et conséquentes que celles des débats de bistrots décérébrés, alignés sur ceux que la télévision propose aux contemporains demeurés " (Onfray, Politique du rebelle, p. 264).

Confondre les efforts des télévisions pour décérébrer les spectateurs avec leur conscience réelle n'est qu'une insolence. La vraie question est ailleurs, encore une fois : qu'est-ce que la philosophie ? S'agit-il d'apporter aux autres la bonne parole, ou s'agit-il pour chacun de construire avec les autres les réponses aux questions que nous pose la vie réelle ?

2) Le café philo et la cité

Le café philo est un concept contradictoire. Bien plus, un noeud de contradictions vivantes. Rapidement et dans le désordre, mais non exhaustivement :

  • c'est un lieu de liberté de parole, mais où chacun peut critiquer ce que les autres disent ; ce n'est pas une tolérance des opinions de chacun, c'est le respect de la personne : celui-ci permet la confrontation des points de vue ;
  • c'est un lieu où cherche à s'effectuer le passage de l'opinion à la philosophie, - mais aussi de la philosophie à une opinion nouvelle ou renouvelée, mais aussi où l'on ne vise pas à convaincre autrui ;
  • c'est un lieu où doit s'effectuer une réflexion personnelle - mais comme partie consciente d'un tout, la réflexion collective ; où les participants viennent pour " faire de la philosophie ", ce que pour la plupart d'entre eux n'ont que très peu ou jamais fait ;
  • c'est un lieu de confrontation qui en même temps développe une réelle convivialité ;
  • c'est un lieu de débats, libres certes mais non pas de débats démocratiques : ils ne visent pas à dégager un consensus ou une majorité à laquelle devrait se soumettre une minorité ;
  • la philosophie, classiquement, s'enseigne. Elle est présentée comme un déploiement programmé. Mais au café philo, le développement est souvent sinon imprévisible, du moins autonome, l'oeuvre des participants ; quelque chose comme un processus d'auto-organisation du débat s'y engage ;
  • ce processus d'auto-organisation porte en lui-même l'exigence d'une reformulation ou d'une synthèse au cours du débat : d'où la contrainte d'une organisation préalable ;
  • plus généralement, un peu pour résumer tout ce qui précède : la liberté de parole doit être limitée pour que la parole soit libre.

On pourrait dire encore une fois ici que le café philo est un bon exemple de ce que le tout est plus que la somme des parties. Plus exactement : " une totalité organisée est plus que la simple addition inorganisée de ses éléments " (L. Sève). L'idée d'intellectuel collectif réapparaît ici.

Tentons de dégager quelques questions ou lignes de force dans l'existence effective des cafés philo en liaison avec les questions évoquées. Ceci à titre de première approche d'une réflexion à poursuivre et d'un débat à ouvrir.

A) Premier point : le café philo est un lieu de rencontre.

En tant que tel, il est l'héritier d'une longue histoire : " Depuis une époque déjà lointaine en Orient, pendant trois siècles en Occident, les cafés ont joué un rôle fondamental dans l'histoire des idées, des arts et de la chose écrite. Ils ont servi de bureaux académiques, de salles de lecture, de poste, de lieux d'écriture ou de réunion, de salles des ventes, de compagnies d'assurance, de cellules de méditation, de microcosmes pour penser ou pour rêver, de rendez-vous galants ou de quartier général de conspirateurs ou de révolutionnaires, de scènes pour des lectures poétiques, parfois de musées. Ils font souvent office de salons démocratiques et de laboratoires pour les pensées les plus audacieuses et les formes les plus novatrices [...] " (G.-G. Lemaire, article " Cafés littéraires ", Encyclopædia universalis). Une longue histoire (dès environ 1550 à Istanbul, semble-t-il) et donc, plus ou moins consciente, une tradition ( cf., en France, les cafés de la fin du XVIIIe siècle).

Un trait donc : le café philo est dans la cité, c'est-à-dire un élément de sa vie, potentiellement un élément important. Voilà qui ne peut être sans effet ni sur la conception du débat philosophique qui s'y déroule, ni sur le développement des cafés philo en tant que tels.

B) Deuxième point : quels effets sur nos conceptions - et notre pratique - de la philo ?

Trois des textes cités plus haut cantonnent ou tendent à cantonner la philosophie à un domaine théorique sans effet sur le monde. À propos de Platon déjà, Diogène demandait : " À quoi bon un homme qui a mis tout son temps à philosopher sans déranger personne ? ". La forme inverse de cette question serait tout aussi valable : à quoi bon philosopher si la vie réelle est sans rapport avec cette philosophie ? Ces mêmes questions pourraient-elle être adressées aux cafés philo ?

Au moins pour un aspect de la réponse, celle-ci est claire. Comme on le verra ci-dessous, elle apparaît à la lumière de la pratique actuelle des cafés philo. À ma connaissance du moins. Mais elle n'apparaît à mon sens que sous une forme encore jeune, en développement. À quoi pourrait-elle conduire ?

Certains cafés philo se contentent de poursuivre une pratique de débats qui se veulent théoriques et qui, nécessairement, tendent peu à peu à ronronner. Le rôle de l'animateur y est décisif, à tel point que s'il s'en va sans être remplacé, le plus souvent le café périclite.

D'autres ont entrepris des actions hors de leurs murs. Sous la forme de rencontres ouvertes à des invités ou des participants de l'extérieur, à d'autres cafés philo (les trois colloques internationaux organisés à Castres et à Noisy-le-Grand, les festivals de Durfort) ; ou de visites avec guides et/ou conférences de lieux liés à des thèmes précis (dans le cas d' Agoraphilo, à Noisy-le-Grand : la cité ouvrière de Ménier à Noisiel avec débat sur l'utopie ; débat sur le concept de nature à propos d'un projet de création de parc, organisé sur le terrain et avec l'auteur du projet ; débat sur l'art à la Ferme du Buisson à l'occasion d'un festival organisé par elle avec Arte ; les initiatives d' Agora 31 à la Cité des sciences de Toulouse, celles d' Agora 23 à Guéret, etc.).

Ces initiatives tendent à rapprocher la réflexion des sujets de préoccupation de leurs participants et développent ainsi les cafés philo qui les prennent. Certains débats " tombent à pic " pour répondre à des questions d'actualité brûlante (ex. : le très remarquable débat sur la laïcité à Guéret dans la semaine qui précédait la manifestation nationale pour la défense des services publics de janvier 2005 et qui y a vu participer quelques-uns des animateurs de cette manifestation). Mais cet exemple ouvre sur un développement possible d'une autre nature : le café philo pourrait-il répondre sur son plan, celui de la réflexion philosophique en commun, aux interrogations posées par la société ?

Agoraphilo a réalisé deux expériences de ce type. Notre café philo a été sollicité pour un débat organisé par un collectif d'associations à l'occasion de la Journée internationale des femmes, et par la médiathèque de la ville pour l'organisation d'une exposition et un débat sur le thème de " L'autre ". D'autres projets sont envisagés.

Par exemple, celui d'un débat dans le cadre d'une journée sur le thème de la solidarité. Ou une collaboration à un projet d'université populaire (sauf erreur, la même proposition a été faite à Agora 23) - d'où une interrogation sur la forme éventuelle d'une telle collaboration et la place d'un café philo dans ce qui pourrait devenir un réseau d'éducation populaire.

En attendant, un fait apparaît : c'est que maintenant, dans notre ville, différents acteurs de la vie sociale pensent avoir besoin de faire participer le café philo à leurs initiatives. Ce n'est pas une simple reconnaissance de l'existence d'une association dotée d'une " bonne image ". Ce qui se manifeste ainsi, c'est celle de l'intérêt d'autres acteurs pour le type de débats qu'elle organise, la réflexion philosophique commune que nous pouvons engager. Peut-être le développement de ces pratiques pourra-t-il permettre de répondre peu à peu à la question laissée ouverte par le texte cité de G. Gorhan.

Le café philo est en évolution. Qu'on me permette de formuler ici un souhait : celui que le texte ci-dessus, les questions qui s'y trouvent posées entraînent l'ouverture d'un débat.

En attendant, il proposera provisoirement la double conclusion suivante :

  • ce qui semble se profiler, c'est une vision nouvelle de la philosophie dans la cité. Philosopher n'est ni s'approprier en les apprenant les philosophèmes, les théories et systèmes apparus dans l'histoire, ni débattre de questions abstraites sans rapport évident avec la vie réelle ;
  • la réflexion en commun sur les questions posées par celle-ci est la source non pas formelle, mais réelle, d'un progrès de la pensée, et les débats du café philo ouvrent sur les exigences actuelles de progrès de la démocratie.

(1) Voir Diotime n° 17, mars 2003 et n° 18, juin 2003.