73e congrès de l'ACFAS philosophie pour enfants : synthèse des pratiques actuelles université de Chicoutimi (Québec) 9 mai 2005

Compte rendu à deux voix par le québécois G. Talbot et le français S. Connac

L'ACFAS est le sigle de l'Association canadienne française pour l'avancement des sciences. Celle-ci tient son Congrès annuel dans une université francophone du Canada. Nicole Tremblay, professeure en sciences de l'éducation de cette université, en a profité pour y organiser un colloque pour faire le point sur la situation de la philosophie pour enfants au Québec. Elle a eu l'heureuse idée d'y inviter aussi Sylvain Connac et Oscar Brenifier de

France, deux tenants d'approches pédagogiques différentes de la philosophie pour enfants. La publication prochaine des Actes du colloque devrait nous permettre de mieux saisir l'importance des apports de chacun.

Anne Roy et Martin Gagnon, étudiants au doctorat en philosophie de l'université Laval, nous ont présenté où en est la recherche en philosophie pour enfants selon l'approche de Lipman. Martin étend présentement cette approche à l'enseignement secondaire, ce qui correspond à P. Laurendeau qui nous a présenté un tout nouveau programme lipmanien sur la violence faite aux enfants. Ce programme comprend sept contes et autant de guides pédagogiques. Nicole Tremblay nous a fait un exposé sur le rôle de médiateur de l'enseignant, et j'ai présenté en atelier les résultats des travaux de mes étudiants du cégep en éthique et politique. Ce cours jumelait l'approche Lipman et la pédagogie de projet. Les élèves devaient reconstruire la problématique propre à un aspect d'un thème global : ici c'était l'environnement. Par la suite, ils devaient produire une allégorie pour présenter leur problématique à un public jeune. Ils devaient joindre à l'allégorie un guide pédagogique présentant des plans de discussions,

jeux et exercices pertinents, à l'image des guides pédagogiques de Lipman, mais en plus réduit évidemment.

Du côté français, Sylvain Connac nous a résumé les cinq principales tendances en philosophie pour enfants ayant cours en France présentement. Il a aussi fait une excellente synthèse à la fin des présentations. Oscar Brenifier nous a fait vivre sa méthode propre de philosophie avec les enfants.

Je voudrais souligner ici un point qui est ressorti au cours du débat : les professeurs français "accusent" l'approche Lipman de pragmatisme, alors que les professeurs québécois s'enorgueillissent de ce fondement philosophique majeur. Je crois que la différence de ton vient de l'ignorance française des différents pragmatismes qui ont influencé la pensée américaine. Celui de Lipman s'appuie fortement sur John Dewey et Charles Sanders Peirce. Aussi, il me semble que l'approche française ne retient de la philosophie que les trois

habiletés intellectuelles suivantes : conceptualiser, problématiser, argumenter, ce qui me semble beaucoup plus restrictif que ce que nous amène Dewey repris par Lipman.

Anne Roy a fondé sa recherche sur la quadruple dimension de la pensée chez Lipman : pensée créative, pensée critique, pensée attentionnée (caring) et pensée métacognitive. Les critiques françaises ne reconnaissant que la pensée critique et sont aveugles devant les apports des autres formes de pensée au développement de la philosophie chez les enfants. Ou bien on considère ces autres formes de pensée comme non philosophiques, ou bien on ne voit tout simplement pas leur présence dans le matériel pédagogique de Lipman, ainsi que dans les transcriptions des dialogues des enfants. Toutes ces formes de pensée rejoignent les différents domaines fondateurs de la philosophie : l'épistémologie bien sûr, mais aussi l'éthique, l'esthétique et la métaphysique.

Gilbert Talbot, professeur de philosophie au collégial (CEGEP) de Jonquiére (Québec)

L'intitulé de ce colloque aurait pu être " Philosophie avec des enfants : synthèse des pratiques actuelles " , tant la nature des communications présentées dépassait le seul contexte des programmes de philosophie pour enfants initiés par Matthew Lipman.

À ce jour, nous avons pu distinguer cinq approches pédagogiques de la philosophie avec des enfants de par le monde. Trois de ces cinq courants ont pu être représentés lors de ce colloque.

Nous commencerons notre présentation par les deux courants qui n'ont fait l'objet d'aucune communication avant d'entrer dans les détails des trois suivants.

Le protocole " Je est un autre "

La méthode pensée par Jacques Lévine et le groupe AGSAS s'appuie sur les avancées de la psychanalyse. Les ateliers de philosophie permettent ici la découverte de sa propre pensée, de l'appartenance à une pensée groupale, des étapes conditionnant la formation rigoureuse des concepts, du débat d'idée impliquant la considération de l'altérité. Ils se caractérisent par un degré de guidance de l'enseignant minimale dans l'optique d'une libération optimale de l'expression des pensées de l'enfant.

Au démarrage de l'atelier, une seule question. La suite est alors scindée en deux parties. La première, de dix minutes, consiste à ce que les enfants échangent entre eux, à ce que l'adulte reste silencieux et à ce que le tout soit filmé ou enregistré. Pendant le temps suivant, le groupe écoute ou regarde l'enregistrement, l'adulte l'aidant à en exploiter les ressources de manière à parfaire les postures philosophiques adoptées par les enfants.

Les démarches avec médiation

- La méthode de l'intervenant développée par Jean-François Chazerans

Une personne reconnue comme philosophe vient rencontrer une " communauté de recherche ". L'enseignant de la classe n'a pas alors de fonction précise, sauf celle qu'il peut éventuellement se donner (participant, secrétaire, observateur, etc.) Le principe de fonctionnement est qu'autour d'un thème central, un débat collectif s'installe entre les élèves. Le " philosophe " est une sorte de médiateur qui peut intervenir ou être sollicité à tout moment. Il représente également un " modèle de pensée " dans le sens où le travail sur le questionnement philosophique et les exigences intellectuelles à susciter est possible par imitation - distanciation. Le philosophe n'est ni un copain (et donc ce qu'il dit est autre), ni un enseignant (parce qu'on n'attend pas de lui une vérité) mais quelqu'un reconnu comme étant capable d'user de pensée d'excellence. C'est une sorte d'exemple vivant qu'on ne peut pas copier mais dont on peut simplement s'inspirer.

- Les dilemmes moraux

Principalement développée en Belgique par Cathy Legros, inspectrice de morale non confessionnelle, cette approche de philosophie avec des enfants s'appuie sur des petits films où des personnages évoluent dans un contexte familier et où ils sont confrontés à des situations qui suscitent un dilemme. Les participants sont donc conduits à prendre position et à défendre leur point de vue au sein du groupe de discutants.

Les programmes de philosophie pour enfants

Ces programmes ont été initiés par le philosophe américain Matthew Lipman en 1974 et correspondent aux pratiques les plus couramment étendues au niveau international.

Lors du colloque, différents représentants de ce courant ont apporté une communication :

- le programme de philosophie pour enfants appliqué à la formation des enseignants " Philosophie et mathématiques en formation des maîtres au primaire " (Anne Roy).

La problématique est de développer chez les enseignants une réflexivité quant à l'enseignement des mathématiques à travers le vécu de situations philosophiques. Il s'agit en particulier de conduire ces maîtres à donner du sens à partir de la référence aux recherches de didactique des mathématiques de manière à ce que leur recours lors des situations d'enseignement ne soit pas distancié des raisons qui ont conduit à leur établissement. Appliquer des principes didactiques sans en maîtriser les principes fondateurs correspondrait à dispenser un enseignement similaire à des approches pédagogiques plus conventionnelles.

Ce travail philosophique s'appuie sur une conception de la pensée complexe selon Lipman. Celle-ci se décompose en pensée critique, pensée créatrice, pensée responsable et pensée métacognitive. L'analyse des corpus se réfère à une échelle de procédures : le dualisme, le multiplicisme, le relativisme séparé, le relativisme connecté et le relativisme faillible. L'étude menée a montré d'une part que ce travail philosophique conduisait à l'émergence chez les enseignants de la maîtrise de divers contenus et de diverses habiletés, et d'autre part à une réflexivité croissante dans leurs pratiques de l'enseignement des mathématiques.

- " La formation initiale des enseignants, médiation pédagogique et approche philosophique " (Nicole Tremblay)

La dernière réforme du système éducatif québécois vise notamment à transformer le rôle de l'enseignant en médiateur. Cela correspond à l'attitude du maître des programmes de philosophie pour enfants dans le sens où il s'agit d'une activité qui mobilise chez les enfants des actes mentaux complexes. Ce concept de médiateur pédagogique est défini comme une fonction devant transformer la classe en communauté d'apprentissage où tous partagent des buts communs. Sans repères en amont, les pratiques philosophiques de l'enseignant risquent d'être plaquées sans métaréflexion. Or, les pratiques enseignantes se caractérisent par le fait que l'on travaille avec des êtres complexes.

Lors des discussions philosophiques, le langage occupe également ce rôle de médiateur dans les apprentissages.

Ainsi donc, les pratiques de philosophie pour enfants se caractérisent par la construction par l'enfant de sa pensée, l'instauration d'une communauté de recherche philosophique en classe, un enseignant-médiateur accompagnant ce processus.

- Le programme de philosophie pour adolescents (Mathieu Gagnon) : " L'implantation de la communauté de recherche philosophique au secondaire : difficultés et réussites ".

Avec un public plus âgé, il n'est plus possible de parler de " philosophie pour enfants. " C'est pour cela que l'auteur préfère employer la dénomination " Communauté de recherche philosophique "

Les difficultés rencontrées furent : le peu d'histoires adaptées à l'âge de ces jeunes ; l'absence de parcours formatif ; une évaluation non travaillée au primaire ; le transfert peu évident d'habiletés.

Les alternatives envisagées sont :

- L'écriture d'histoires, l'élaboration de journaux philosophiques collectifs et individuels, les cafés philosophiques, les études de textes issus de la tradition philosophique, des exercices, des activités interdisciplinaires, un travail autour de l'actualité, la rédaction de contes philosophiques par les élèves.

  • La détermination d'objectifs de formation.
  • La détermination de thèmes à aborder.
  • La construction de procédures évaluatives à partir du journal philosophique personnel, d'examens, d'étude des discussions, de rédaction de contes philosophiques.

La cognition épistémique a été observée à partir de la grille de KITCHENER. Il a pu être établi une précocité dans les mobilisations intellectuelles au regard de ce qui avait été posé par Kitchener.

- Le programme de philosophie pour enfants appliqué à des étudiants du CEGEP1 (Gilbert Talbot) : " Le soleil ne peut être caché par un doigt ".

Le programme de philosophie pour enfants a ici été convoqué dans le but de susciter des apprentissages et des prises de conscience quant à la citoyenneté mondiale. Ont été travaillés des thèmes comme l'environnement, la paix, la mondialisation, les grands défis mondiaux.

La démarche pédagogique se référait à la pédagogie du projet qui se caractérise par des tâches définies et réalisées en groupe, une volonté collective basée sur le désir, des communications tournées vers l'extérieur.

À partir de l'ouvrage de Michel Jourdan " Le défi écologiste ", trois groupes d'étudiants du CEGEP ont présenté divers aboutissements de projets sous forme de films ou saynètes de théâtre : " Ma vie avec l'eau et l'énergie " autour de l'emploi des énergies, " Le succès d'Amélie " autour de l'éducation à la méritocratie, " La déforestation " autour des phénomènes de déforestation de la forêt boréale.

- le programme de philosophie pour enfants appliqué à la prévention de la violence (Pierre Laurendeau) : " Peut-on prévenir la violence en philosophant avec des enfants ? "

L'objectif est d'utiliser l'héritage de Lipman avec une visée particulière : la violence étant omniprésente dans nos vies et nos consciences, peut-on en envisager une prévention et un développement de la paix ?

Selon Lipman, deux sources principales de la violence existent : l'impulsivité individuelle (les difficultés à se contenir), et la confrontation avec les structures (agression extérieure). Dans un contexte où le sens ne peut se trouver, on peut entrer dans un processus de violence pour trouver une place. La thèse est que ce ne sont pas la punition et la censure qui vont contribuer au développement de la non-violence ; au contraire, c'est la reconnaissance pleine et entière de la manifestation des violences qui va permettre de les dépasser.

Sept romans philosophiques et leurs guides pédagogiques associés ont été écrits pour les enfants de la maternelle à la 6e année du primaire, chacun s'appuyant sur des stades différents du développement2. L'objectif est de conduire les enfants à devenir responsables de leur pensée.

Au terme des ces présentations de démarches de philosophie pour enfants selon Lipman, une remarque a été formulée caractérisant ces pratiques philosophiques de pragmatistes, le pragmatisme étant défini comme un courant visant à se mettre ensemble pour résoudre des problèmes. Cette définition n'ayant pas fait l'objet d'un consensus, le pragmatisme de Lipman a été présenté non pas comme une limite mais plutôt comme une aspiration profondément philosophique.

Les dispositifs coopératifs (Sylvain Connac)

" Pédagogies coopératives et discussions à visée philosophique en ZEP (titre de la thèse soutenue en 2003 à Montpellier 3) "

Ces dispositifs sont surtout pertinents dans un contexte de classe coopérative où interviennent les pédagogies Freinet et institutionnelles. Les enfants y sont habitués à s'exprimer librement, à coopérer de manière dynamique et à apprendre selon les principes du tâtonnement expérimental. Diverses institutions pédagogiques sont à disposition, les discussions à visée philosophique (DVD) peuvent être considérées comme l'une d'elles. Reprenant la configuration des conseils coopératifs, les DVP permettent aussi aux enfants d'occuper diverses fonctions : président, reformulateur, synthétiseur, scribe, observateur, discutant. Cette structure pédagogique contribue autant à assurer le caractère démocratique des échanges que la spécificité philosophique du moment.

Celle-ci est guidée par la matrice didactique du philosopher définie par Michel Tozzi : " Tenter d'articuler, sur des notions et des questions posant problème à la condition humaine, dans l'unité et le mouvement d'une pensée impliquée, des processus de problématisation de notions et de questions ; de conceptualisation de ces notions, à partir notamment de distinctions conceptuelles ; et d'argumentation rationnelle d'objections et de thèses, pour chercher une réponse à ces problèmes.3"

Les entretiens philosophiques de groupe (Oscar Brenifier)

" Penser pour savoir ". Ces moments philosophiques s'appuient sur une réelle formation philosophique de l'enseignant et sur un important degré de guidance de sa part. En France, il est aussi représenté par Anne Lalanne.

- Version pédagogique : " Un enseignant ne peut enseigner que ce que les élèves savent déjà ".

- Version cognitive : " Pour penser, il faut arrêter de penser ".

- Version métaphysique : " Philosopher, c'est entrevoir la béance de l'être ".

Après nous avoir livré ces trois affirmations, voici ce qui a pu être dit qui caractérise cette pratique philosophique :

- Philosopher, c'est être capable de s'abandonner pour rentrer dans l'acte.

- À l'école, on amène l'enfant à poser des exigences de la pensée.

- On n'est pas dans un souci de résoudre des problèmes.

- En philosophie, on cherche les problèmes.

- C'est éminemment difficile de se parler réellement.

- Les autres arrivent mieux à nous entendre que nous-même.

- L'efficacité passe aussi par du minimalisme.

- Si on ne s'étonne pas, on ne pense pas.

- C'est celui qui parle qui existe.

- Philosopher tend à établir des critères de jugement.

Conclusion

Les différentes communications ont pu montrer que la philosophie avec des enfants pouvait prendre diverses formes, toucher divers publics et poursuivre des fins différentes. Il en est de même pour des pratiques artistiques comme la musique ou scientifiques comme les mathématiques. Elles se déclinent en différents niveaux : découverte, approfondissement et expertise. Comment se fait-il que certains tenants de la philosophie académique dénigrent les pratiques de philosophie avec les enfants ? Ne pourrait-on pas envisager ces pratiques d'initiation comme réellement philosophiques, à l'image de ce qui peut se passer en musique ou en mathématiques ?

Sylvain Connac, professeur d'école, docteur en sciences de l'éducation


(1) Etudes correspondant en France à,la classe terminale et à la première année universitaire.

(2) Publiés par la collection La traversée au Québec. Site www.latraversee-puphie.com

(3) Définition donnée par Michel Tozzi lors de la présentation de la problématique du colloque inter académique à Balaruc-les-Bains du 26 au 28 mars 2003 : " Des expériences de débats à l'école et au collège : discussion à visée philosophique ou pensée réflexive ? "