Littérature et DVP (II)

Tout un courant se développe chez les praticiens pour animer des discussions à visée philosophique en classe à partir de la littérature de jeunesse, très prégnante dans les programmes actuels du primaire. Pour comprendre les enjeux de cette articulation, dans une première partie publiée dans le précédent numéro, notre collègue montrait, en s'appuyant sur Bruno Bettelheim, comment les contes de fées aidaient les enfants à grandir... Mais comment articuler ceux-ci avec des discussions à visée philosophique ?

Un autre moment important du développement de l'enfant, c'est le complexe d'Oedipe, qui est le premier stade de la libido d'objet. La compréhension de ce complexe est essentielle dans la formation de la personnalité. C'est le moment crucial de la construction du Moi. Freud se sert de ce mythe pour désigner le sentiment amoureux de l'enfant pour les parents du sexe opposé et la rivalité envers l'autre parent. Le sentiment amoureux éprouvé n'est pas le désir d'avoir des relations sexuelles avec le parent désiré mais de le posséder entièrement, de l'avoir " rien que pour lui " (ce que la présence de l'autre parent et des frères et soeurs empêche). En même temps, l'enfant lutte contre ce désir car il veut aussi s'émanciper de ses parents et être autonome. Il y a chaos, désordre des sentiments et donc angoisse.

Le principe de plaisir doit s'adapter au principe de réalité : le désir ne peut pas être réalisé. L'enfant comprend que pour être membre de la communauté des hommes, il doit obéir à un certain nombre de règles fondamentales, renoncer à la satisfaction immédiate de ses désirs. Sinon il reste du coté de l'animalité, du sauvage, du monstre (dénomination pour ceux qui transgressent ces interdits d'inceste ou de cannibalisme). Dans Barbe Bleue de Charles Perrault, la chambre close représente la sexualité interdite, là où on ne peut s'aventurer qu'au risque de se perdre (comme le désir d'inceste). Si je cède à cette pulsion, je risque de mourir (du moins symboliquement). La transgression de l'interdit (la chambre close) représente un terrible danger psychique et moral.

C'est aussi au moment du complexe d'Oedipe que se forme ce que Freud appelle " le roman familial " . Cette expression désigne des fantasmes par lesquels l'enfant modifie imaginairement ses liens avec ses parents - il est par exemple un enfant trouvé, ou né de parents prestigieux, il prête à sa mère des aventures amoureuses secrètes, ou bien alors il est l'enfant légitime, mais pas ses frères et soeurs. Ces fantasmes se rattachent à la situation oedipienne : désir de rabaisser les parents sous un aspect et de les exalter sous un autre, désir de grandeur, expression de la rivalité frère/soeur. Ce roman familial c'est ce qu'on trouve au coeur de l'intrigue d'Harry Potter. Mais aussi et de façon moins explicite et plus subtile dans certains albums de Claude Ponti (autour de cette question originelle " j'ai bien un prénom qui est le signe du désir de mes parents mais qu'elle est mon vrai nom, le nom qui me permet d'échapper à ce désir, à ce contrôle parental "), ou de Pierre Gripari (Histoire du prince Pipo).1

Alors, l'intégration au moment de l'Oedipe de l'interdit, la nécessité dans laquelle se trouve l'enfant de renoncer à la satisfaction immédiate de ses désirs le fait entrer dans un autre temps de sa libido, la période de latence durant laquelle il va sublimer ses pulsions, les transférer sur d'autres objets. La curiosité sexuelle se transforme en curiosité intellectuelle ou en sensibilité artistique. C'est pourquoi, dit Freud, les enfants entre 7 et 12 ans sont intéressés par l'école et le savoir en général. La période de latence est représentée dans les contes par le sommeil dans lequel est plongé le héros ou l'héroïne à un moment de son développement (le cercueil de verre de Blanche-Neige)

Cette période précède l'adolescence, où il y a un retour de la libido d'objet : l'enfant retrouve la curiosité sexuelle et l'objet de son amour est maintenant un sujet qui n'appartient pas à la structure familiale. Le prince charmant, venu d'un autre royaume, symbolise ce stade de la sexualité. Il symbolise l'idéal du moi, ce vers quoi il faut tendre.

Le conte de fées parle donc en fait de l'évolution intérieure de l'enfant. Il est une métaphore de sa vie psychique. Il raconte un cheminement initiatique réussi : le conte de fées contrairement au mythe, finit toujours bien pour le héros, il permet à l'enfant, qui peut s'y identifier très facilement, de canaliser ses angoisses et de les dépasser.

Au-delà du merveilleux, il décrit une situation très réelle : un enfant qui souffre de la jalousie de ses frères et soeurs (Cendrillon, La belle et la bête, Le vilain petit canard), un enfant qui a peur d'être abandonné (Hansel et Gretel, Le petit poucet), qui souffre de la rivalité avec le parent du même sexe (Blanche-Neige), qui a peur de grandir, peur d'apprendre, d'aller à l'école (Pinocchio, Peter Pan).

Cette identification de l'enfant est rendue plus facile, par le fait que le héros du conte ne porte pas de prénom réel, mais est désigné par une caractéristique physique ou de son caractère : " Cendrillon " parce qu'elle dort dans les cendres, " Blanche-Neige ", le petit " chaperon rouge ", la "belle ", "belle aux bois dormant ", " petit poucet ", " Riquet à la houppe ". S'il porte un prénom, celui-ci est extrêmement courant dans le pays où le conte circule : Jack et le Haricot magique, traduit en Jacques dans les éditions françaises ; Hansel et Gretel, traduit en Jeannot et Margot.

Il y a aussi une caractéristique essentielle du conte qui permet l'identification de l'enfant, c'est l'utilisation de la pensée animiste. Freud appelle " libido narcissique " ce stade de développement de l'enfant caractérisée par le sentiment de toute puissance. Les contes de fées s'adressent directement à l'intelligence de l'enfant puisqu'ils décrivent un monde régi par les règles de la pensée magique : exemple ce qui touche au rôle et à la fonction du langage comme pouvoir sacré. Cette croyance peut se résumer ainsi : " la parole, le simple fait de prononcer une parole engendre une action sur la réalité, a pouvoir de création ". Cette croyance très ancienne, on la retrouve chez toutes les civilisations primitives sous la forme d'incantations ou de chants sacrés, (chants de la pluie par exemple). Elle est reprise dans la Bible puisque Dieu pour créer le monde se fait " Verbe " : " Que la lumière soit et la lumière fut ". On la retrouve toujours dans le principe de la prière.

Le pouvoir de nomination a donc un pouvoir divin. D'où l'importance de la question du vrai nom des choses dans la pensée alchimiste du moyen-age jusqu'au XVIIIe siècle. Depuis Babel, les langues humaines sont artificielles, elles se sont éloignées de la langue des origines où le signifiant et le signifié n'étaient pas distincts. Les alchimistes ont recherché le nom de Dieu car celui qui prononce le nom de Dieu récupère son pouvoir de création. Or pour l'alchimie, le terme d'abracadabra, qu'on va retrouver dans les contes, serait un des termes possibles pour désigner le Divin (la valeur numérique des sept lettres grecques de ce mot donne un total de 365, chiffre du divin puisqu'il renvoie à la composition de l'univers en 365 cieux, chiffre choisi dans le calendrier grégorien pour composer une année).

Chez l'enfant, cette pensée magique correspond au stade de libido narcissique. Sa parole est toute puissance, elle a un pouvoir d'action sur la réalité, c'est l'âge des caprices. L'enfant ne comprend pas pourquoi ses demandes ne sont pas immédiatement réalisées. Il entre alors parfois dans de fortes colères. Il se confronte au principe de réalité. Freud définit la pensée magique comme la tendance narcissique à vouloir modifier le monde par la pensée ou la parole, attitude propre aux primitifs, à l'enfant et aux névroses obsessionnelles.

Ce stade de pensée dominée par la pensée magique, c'est ce que Piaget appelle le syncrétisme ou l'égocentrisme. L'égocentrisme est l'incapacité foncière de l'enfant de sortir de son point de vue. La pensée est alors "centrée" sur la "position" du sujet. Ainsi s'imagine t-il dans ses déplacements que la lune le suit. La "décentration" correspond à la naissance des jugements objectifs.

L'imaginaire de l'enfant se retrouve donc dans le conte qui utilise à profusion cette idée. On la retrouve sous la forme des voeux qui s'exaucent (naissance des enfants, Blanche-Neige, Belle aux bois dormant, etc.), des sorts, des sortilèges (Belle aux bois dormant, Belle et la bête), on retrouve la formule alchimiste d'abracadabra, ou d'autres qui tiennent la même valeur dans d'autres civilisations (" Sésame " dans les contes des mille et une nuits, Aladin). Les figures du magicien, de la sorcière, de la fée représentent cette pensée magique.

Un autre principe, c'est le principe de contagion. Un simple contact physique suffit pour accomplir des souhaits ou avoir une action sur le sujet. C'est un principe qu'on retrouve aussi dans la pratique du cannibalisme : on mange l'autre pour incorporer ses pouvoirs (cf la belle-mère de Blanche-Neige qui veut manger le foie et les poumons de sa rivale ou la figure de l'ogre).

La pratique du cannibalisme, pour la psychanalyse, renvoie aux hommes la partie la plus débridée de l'humanité, qui correspond au çà dans ses deux instances de destruction et d'incorporation). En ce sens l'acte cannibale renvoie à l'acte sexuel transgressif et à l'inceste en particulier. Dans la mythologie, la figure de l'ogre est représentée par Dionysos, le " mangeur de chair crue ", l'homme livré à la déchéance animale, à la violence de ses instincts. Il est l'Autre, le sauvage, le barbare, qui ne connaît pas les limites imposées par l'ordre social, et notamment ces deux interdits fondamentaux, l'anthropophagie et l'inceste.

On sait l'analogie qui s'inscrit dans le langage entre le désir sexuel et le désir alimentaire. Les expressions " mignonne à croquer ", " je te mangerai " " passer à la casserole " témoignent de l'ambiguïté du désir amoureux et de l'étroitesse dans l'inconscient entre l'acte de manger et l'acte sexuel. Le loup dans Le petit chaperon rouge a assuré la fortune de la formule " c'est pour mieux te manger mon enfant " . L'expression déplace sur le plan alimentaire le désir sexuel et condense les thèmes de l'anthropophagie et de l'inceste (ce sont des formules qui sont utilisés par les parents pour montrer leur amour à leur enfant, les ogres dans les contes mangent aussi leurs propres enfants, comme Chronos dans la mythologie grecque). On parle d'" inceste culinaire " . On retrouve aussi cette pensée magique liée au cannibalisme dans la Bible : " buvez et mangez en tous car ceci est mon corps livré pour vous" . Le rituel d'entrée dans la communauté chrétienne, la communion, s'effectue par un acte de dévoration de la figure paternelle (...).

Le stade oral chez l'enfant correspond à un stade individuel de ce désir de dévorer la mère, de la posséder entièrement, mais aussi de la détruire (il y toute l'ambiguïté des désirs haine/amour, possession/destruction dans l'acte cannibale). Au moment de l'Oedipe, les fantasmes cannibales sont aussi puissants. L'ogre dans le conte permet à l'enfant d'extérioriser ces fantasmes. Il symbolise aussi le çà dans ce qu'il a de plus asocial, puisqu'il fait le lien entre les deux grands tabous de l'anthropophagie et de l'inceste. L'ogre des contes est soit un géant, soit une vieille femme, condamné à la vie dans la forêt, loin du monde civilisé. Son coté instinctif est souligné par le fait que comme beaucoup d'animaux nocturnes ou de proie, sa vue est faible mais que son odorat est très développé, son flair est redoutable : " Ça sent la chair fraîche."

Il ne peut différer ses appétits, il doit assouvir ses désirs sans délais : dans le Petit poucet, l'ogre en dépit des recommandations et des promesses de sa femme, ne peut attendre pour dévorer le héros et ses frères. Dans Hansel et Gretel, l'ogresse, vieille sorcière, renonce, malgré leur maigreur, à engraisser ses proies avant de les engloutir. Dans l'inconscient de l'enfant, l'ogre peut représenter soit ses propres fantasmes cannibales, désir de détruire/dévorer ; soit ce désir qu'il perçoit chez ses parents (mère possessive, dévorante). Ainsi la sorcière représente cette image de la mauvaise mère, qui veut à la fois détruire son enfant ou le dévorer (versions originales de Blanche-Neige ou de La belle aux bois dormant).

En tout cas le conte montre bien que ces pulsions peuvent être surpassées, combattues, détruites, puisque le héros arrive toujours à échapper aux monstres ou à le tuer. La figure du chasseur symbolise cet interdit : il représente une figure paternelle, détentrice de la Loi. Il représente le Surmoi de l'enfant. C'est lui qui combat et vainct l'animalité (le loup). Dans Blanche-Neige, son imposture empêche la réalisation de l'anthropophagie (il remplace les organes de Blanche- Neige par ceux d'un sanglier ou d'une biche).

Il y a un autre principe de la pensée magique qu'on retrouve dans le conte : le principe de transgression des lois de la nature. On peut voler (sorcière), se transformer (le crapaud en Prince, les beaux en laids, les vieilles en jeunes). On peut devenir invisible : c'est un grand fantasme de l'enfant qui peut ainsi échapper au regard, au contrôle de ses parents (cf certains albums de Claude Ponti, comme Le chien invisible).

Quant au principe de l'animisme : animisme vient d'âme, c'est le fait de donner une âme, une volonté, une pensée à tous les composants du monde naturel (animé, animaux ou inanimé, minéral, les objets, pierre, miroir, ou végétal, fleurs, arbres). La pensée animiste affirme qu'il existe un lien entre l'homme et le monde naturel (harmonie universelle, lien de l'homme et de la nature). La pensée adulte refuse de se considérer comme proche du règne animal, elle trouve l'analogie insultante (noms d'oiseaux, pour synonymes d'injures).

Mais pour les enfants, comme pour les primitifs, il n'est nullement choquant de se comparer à l'animal. L'enfant se sent en parfaite harmonie avec tout ce qui compose l'univers. Il n'a donc aucun mal à s'identifier à un animal (Chat botté, trois petit cochons, vilain petit canard). De la même façon, il ne trouve pas choquant qu'un héros du conte soit transformé au cours de l'histoire (Pinocchio changé en âne, les enfants des sept corbeaux).

De la même façon, il n'a aucun mal à reconnaître aux animaux, aux plantes, aux arbres, et même aux objets des propriétés qui sont pourtant spécifiquement humaines comme la parole, la pensée, la volonté. Pour l'enfant, comme pour le primitif, les animaux pensent et ressentent comme nous, les objets inanimés aussi. Pour les premières religions, le soleil ou l'eau sont des divinités bienveillantes car ils donnent la vie ; la lune est crainte comme une divinité plutôt inquiétante car avec elle vient le noir, la nuit.

Bettelheim reproche à la littérature enfantine contemporaine de nier à la fois les peurs fondamentales de l'enfance et son besoin de magie. Les textes contemporains ont plus pour fonction de permettre aux enfants de connaître les conditions de vie particulière de la société dans laquelle ils vivent. Ils proposent de permettre à l'enfant de s'adapter à la société telle qu'elle est, et ont ainsi un point de vue très pragmatique (la vie quotidienne à la maison, à la crèche, à l'école, la visite chez le docteur, les fêtes, Noël, Pâques, les animaux etc.)

Les conflits intérieurs profonds sont ignorés dans ces livres. Mais, dit-il, l'enfant est sujet à des accès désespérés de solitude et d'abandon. Comme il est incapable d'exprimer ces angoisses par des mots, il le fait par des moyens détournés : phobie de l'obscurité, d'un animal, ou même de l'école.

Le conte de fées, lui, prend très aux sérieux ces angoisses et les aborde implicitement mais fortement. Il s'adresse à son inconscient, à la construction de sa personnalité. Sa fonction est donc fondamentale. Certes les contes n'apprennent rien à l'enfant sur ses conditions réelles de vie, ils ne sont pas utiles au sens utilitaire du terme. Ils se placent d'emblée hors de l'espace et du temps (" il était une fois " ). Mais ils ont infiniment plus à nous dire, à nous apprendre sur la vie intérieure des enfants. Et ils leur donne une sécurité affective qui leur permettra de s'adapter à n'importe quelle société.

Voilà pourquoi Bettelheim conseille aux enseignants d'initier les enfants à la lecture par le biais des contes de fées. Car au-delà de l'aspect technique du déchiffrage, le conte permet de faire comprendre à l'enfant le sens et l'enjeu de la lecture. Celle-ci n'a pas un rôle utilitaire, mais surtout une fonction culturelle. L'écrit nous donne accès au patrimoine culturel dont nous sommes issus, dont nous sommes les héritiers. La littérature nous permet de répondre à des questions existentielles, métaphysiques sur le sens de notre vie. Le coté utilitaire de la lecture est aussi important mais secondaire par rapport à cette fonction culturelle, intellectuelle, philosophique de la lecture.

Le conte de fées a la même fonction que les grands textes littéraires chez les adultes. Lire, c'est rencontrer un texte qui m'aide à ordonner mes pensées, qui m'aide à formuler ou à prendre conscience de mes peurs, de mes incertitudes, qui me permet d'y répondre, d'y remédier. Ce qu'exprime magnifiquement la fin de L'arbre sans fin de Claude Ponti : de retour chez soi, l'héroïne, Hipollène, après un long voyage initiatique, où elle aura vécu, par le pouvoir de la fiction, toutes les étapes de la socialisation, retrouve Ortic, le monstre dévoreur d'enfants perdus. Il tente encore de l'effrayer mais elle peut désormais lui répondre : " Je n'ai plus peur de moi ! " . Le monstre est aussitôt terrassé, et on s'aperçoit alors qu'il n'était en fait qu'une salade ! Lire, c'est grandir.

Deuxième critère, le " saut vers l'universel "

Le texte littéraire est aussi un texte, qui contrairement à l'écrit purement fonctionnel (type Martine), comprend différents degrés de lecture. C'est un texte qui doit susciter des débats, qui nécessite parfois plusieurs lectures et dont la richesse ne peut-être saisie que par l'agrégation des points de vue et des regards portés sur lui. Il peut et doit susciter une polémique, un débat sur ses significations. Il résiste à une lecture simple. Les instructions officielles sont claires : " L'appropriation des oeuvres littéraires appelle à un travail sur le sens. Elle interroge les histoires personnelles, les sensibilités, les connaissances sur le monde, les références culturelles, les expériences des lecteurs. Elle crée l'opportunité d'échanger ses impressions sur les émotions ressenties, d'élaborer des jugements esthétiques, éthiques, philosophiques et de remettre en cause des préjugés. "

" Ne pas voler les enfants " , cette formule lancée par Claude Ponti pour expliquer la complexité de son univers pourrait être la définition de la vraie littérature, ou du moins son paradigme, ce vers quoi elle tend. La littérature se veut matière à réflexion, sur soi-même mais aussi sur et avec les autres. Le texte littéraire donne la possibilité d'interprétations multiples, de lectures plurielles, il contient de l'implicite, nous fait des clins d'oeil que nous devons saisir.

Les albums de Ponti sont de ce point de vue d'une richesse incommensurable. Ils font référence à un patrimoine littéraire (ex : Alice aux pays des merveilles), mais aussi à l'histoire de la peinture (Jérôme Bosch, Mucha), etc. On ne peut saisir l'extrême profondeur, l'intelligence, l'humour, la subtilité de ces textes que si nous saisissons l'implicite. Il faut se faire complice du texte. Or l'enfant pour ne pas avoir du texte qu'une lecture superficielle, au premier degré, doit posséder les clefs qui permettent d'accéder à cette complicité (comme un adulte qui ne connaît rien aux récits bibliques perdu dans le Louvre).

Un texte littéraire ne se contente donc pas d'une seule lecture. Il suscite un débat qui permet au lecteur de s'ouvrir à d'autres horizons, à d'autres regards que le sien. La recherche que je mène sur la pratique de débats philosophiques à l'école primaire m'a amenée à me poser la question des supports que nous pouvons offrir aux enfants pour développer leur réflexion, leur argumentation. Et j'ai trouvé justement dans la littérature de jeunesse un formidable outil pour l'apprentissage du penser. L'enfant, dans les balbutiements de sa pensée réflexive, ne sait, ne peut sortir de sa subjectivité, de son point de vue individuel (période du narcissisme ou de l'égocentrisme). Ainsi devant la demande d'une définition, l'enfant va spontanément proposer un exemple tiré de son expérience personnelle. Par exemple à la question : qu'est-ce qu'un cauchemar ? Il va répondre par le récit d'un de ses cauchemars. C'est un long cheminement intellectuel et affectif qui l'amènera à sortir de soi et à conceptualiser : " Un cauchemar c'est un rêve qui fait peur " . Ainsi pour éviter que la discussion ne dépasse pas le stade de l'échange d'opinions, il faut pouvoir donner aux enfants les moyens, les outils de problématiser leur questionnement, d'interroger les mots, les préjugés, de sortir de leur expérience personnelle et familiale. La littérature permet indéniablement ce saut vers l'universel, cette décentration. On ne pense pas à partir de rien, on pense déjà à partir de notre langue, de ses structures linguistiques, on pense à partir de notre expérience et de notre connaissance du monde, de notre culture. Pour reprendre la leçon de Goya, " le sommeil de la raison engendre des monstres " , l'ignorance est la pire des aliénations et le beau rôle du maître est d'offrir à ses élèves les outils les plus multiples de lecture et de compréhension du monde.

La littérature enfantine en France est d'une rare richesse : les albums de Claude Ponti, Nadja, Jean Claverie, permettent d'aborder avec intelligence toute une série de thèmes proprement philosophiques comme la mort, l'amour, la haine, la guerre, l'exclusion, l'angoisse, la misère, le mensonge, l'amitié. Par exemple Remue ménage chez madame K de Wolf Erlbruch interroge les représentations du masculin et du féminin, pose implicitement les questions de l'irrationalité de l'angoisse existentielle (pourquoi Madame K. s'inquiète tout le temps pour tout ?), de la nécessité de donner un sens à son existence, de donner un sens au mot bonheur, plénitude, réalisation de soi.

Beaucoup de contes comme Le petit poucet ou Le Chat botté évoquent la nécessité du mensonge dans certaines circonstances (vaincre les idées toute faites " c'est pas bien de mentir" ) et amène à conceptualiser la notion de mensonge : il y a des mensonges graves et des mensonges pas graves. Il faut donc s'interroger sur leurs spécificités. Dans ces textes ces problématiques sont toujours évoquées de façon non explicite, c'est à dire non moralisante. Ils laissent place à l'interprétation et au débat.

" Ne pas voler les enfants " , signifie aussi prendre au sérieux leurs interrogations philosophiques. Les enfants, si on prend la peine de les écouter, posent des questions métaphysiques déroutantes, et avec gravité. Ils nous posent la question de la mort, de la liberté, de la morale, des relations humaines avec plus d'authenticité qu'un grand nombre d'adolescents de classe terminale : " Est-ce que Dieu a un Dieu ? " , " Le premier homme avait-il une maman ? " , " Si je meurs, est-ce que je retourne dans ton ventre ? " , " Pourquoi on mange pas certains animaux ? " . Les enfants nous offrent cette expérience originelle de l'étonnement devant le monde et posent les questions sans auto censure. Nous devons saisir cette curiosité pour leur permettre d'avancer dans leur cheminement et instaurer avec eux une autre relation au savoir, non dogmatique : " Tu me poses une question dont je ne maîtrise pas la réponse, réfléchissons ensemble pour tenter d'y répondre de façon sûrement plurielle et surtout non absolue. "


(1) Voir l'article de Cusin M., in Mercier-Faivre A.M., Enseigner la littérature de jeunesse ?, Puf, 1999.