Des enfants philosophes avec Marc Sautet

Depuis quelques années, le développement des ateliers de discussion " philosophique " avec des enfants semble s'accélérer. Ce mouvement est très récent en France - sa montée en puissance date des années 98 - mais il a une histoire, avec des précurseurs. C'est un moment et une figure méconnue de cette courte histoire que je voudrais évoquer.

La plupart des acteurs s'accorderont sans doute sur l'idée que l'émergence des ateliers de philosophie pour enfants s'inscrit dans la mouvance des nouvelles pratiques philosophiques auxquelles ils associeront spontanément le nom du philosophe Marc Sautet - à l'origine, en 1992, du mouvement des cafés-philo. Pourtant peu savent que M. Sautet fut également l'un des premiers en France, dès 1993, à pratiquer la philosophie avec des enfants. Comme il se trouve que je fus l'initiateur et " la cheville ouvrière " de ce projet qui s'appelait " les Enfants Philosophes ", M. Tozzi et J.-F. Chazerans m'ont proposé de rendre compte de cette expérience " pionnière " - du moins en France - dans le domaine des ateliers de philosophie pour enfants. Au delà de cet aspect " historique ", elle peut aussi concerner ceux qui s'intéressent aux différents dispositifs des groupes de discussion, et qui s'interrogent quant à leur institutionnalisation progressive.

M. Sautet n'a jamais rien écrit à ce sujet, peut-être n'en a-t-il pas eu le temps - il est mort brutalement en 1998. Mais il est possible de décrire ce qu'il a fait avec un groupe d'enfants, de septembre 1993 à juin 1996, et de l'analyser à la lumière de sa conception de la pratique philosophique " hors les murs " de l'institution. De plus, les ex-enfants philosophes sont aujourd'hui de jeunes adultes qui ont accepté, dix ans après, de parler de cette expérience qui les a marqués. Enfin je proposerai ma propre analyse de cette aventure qui concerna une dizaine d'enfants, mais aussi une vingtaine de parents qui furent parties prenantes du projet, ce qui en constitue sans doute l'une des dimensions les plus originales.

L'origine des Enfants Philosophes

Un jour de mai 1993, ma fille Leslie, qui avait 9 ans à l'époque, demande d'aller au " caté " comme certaines de ses copines. Cette demande est au fond bien banale, pourtant elle me prend complètement au dépourvu et me met face au dilemme suivant : dire " oui ", c'est transmettre à ma fille un héritage religieux qui n'est pas le mien1 ; d'une part je suis d'origine juive, et d'autre part je me considère comme matérialiste et athée ; dire " non ", c'est priver ma fille d'un lieu d'échanges et de réflexion sur les questions " métaphysiques " - y compris celle de l'existence de Dieu - qui la préoccupent.

Je réalise alors que ni la famille ni l'école ne peuvent constituer un tel lieu qui se caractériserait par une certaine " neutralité " - sans objectif de transmission d'un savoir ou d'une foi - un lieu où l'enfant serait libre de parler et de penser sans être bridé par le poids du jugement ou de l'évaluation2. Je suis donc dans cet état de perplexité lorsque, peu après, je tombe par hasard sur une émission de France-Inter où Marc Sautet parle de ce qu'il fait au café des Phares, et que j'ignorais totalement. C'est en l'écoutant que j'entrevois une issue à mon dilemme : un groupe de discussion réunissant des enfants et un philosophe qui ne serait pas là pour donner des réponses, mais plutôt pour aider les enfants à discuter et réfléchir sur leurs propres questions et leurs réponses spontanées. Autrement dit, le philosophe sollicité ne serait ni un enseignant face à des élèves, ni un maître face à des disciples, mais un individu qui, par une ascèse intellectuelle, a cultivé au plus haut point la liberté de penser " par soi-même " bien sûr, mais aussi et surtout avec et par d'autres individus... en l'occurrence ici des enfants.

À partir de là, tout va très vite. Par France-Inter, j'obtiens l'adresse du cabinet de philosophie de Marc, rue de Sévigné à Paris. Je m'y pointe sans rendez-vous, comme ça, au culot, porté par un enthousiasme que la rencontre avec Marc ne fait que renforcer, car il accepte immédiatement le projet que je lui soumets. Il n'y a plus qu'à constituer un groupe et à en fixer les modalités matérielles. Ceci se fera dans le courant du mois de juin 1993 : ma femme me soutient dès lors à 100% et, par le réseau des parents d'élèves, des relations amicales de voisinage, nous réussissons à mobiliser une vingtaine de parents et d'enfants intéressés par le projet, qui devient ainsi celui d'un groupe d'individus et qui s'appelle désormais les Enfants Philosophes.

À ce stade initial, en juin 1993, voici les questions principales que se posaient les parents contactés, et dont j'ai conservé la trace, ainsi que les réponses que la suite a pu apporter :

  • Qu'en est-il de la demande ou de l'absence de demande des enfants ? Il a toujours été clair pour chacun que les enfants seraient libres d'accepter ou de refuser de participer au groupe. Les trois premières séances de septembre à novembre 1993 ont servi de test probatoire, puis nous nous sommes réunis en décembre, et deux enfants (sur dix) ont souhaité arrêter. Par la suite la question ne s'est posée qu'en fin d'année, mais la plupart des huit enfants ont été au bout des trois ans, avec deux enfants arrivés en cours de route.
  • Quelle garantie avons-nous que le philosophe n'a pas une idéologie, une religion, une philosophie à vendre ou à défendre ? Il est clair qu'il n'y a jamais de garantie absolue et que le risque de séduction ou de manipulation existe toujours dans la relation enfant / adulte. Dans le cas présent, cette question ne s'est plus posée par la suite, car les parents ont toujours abondamment parlé avec Marc du projet, et entre eux des réactions des enfants.
  • La présence d'un adulte " tiers " ou " candide " est-elle nécessaire pour désamorcer le piège d'une situation codée : celle de l'enseignant face à des élèves, celle du maître face à des disciples ? Cette question est à mettre en relation avec l'inquiétude qui transparaît dans la question précédente. Celle-ci ayant disparu, cette option n'a plus été envisagée.
  • Le philosophe en charge du groupe, n'ayant pas ou peu l'occasion de s'adresser à des enfants, saura-t-il se mettre à leur niveau ? La constante motivation des enfants durant trois ans suffit pour répondre à cette question. Mais cette question est pertinente, elle explique en tout cas l'échec de celui qui a tenté de prendre la relève de Marc Sautet.
  • Est-il nécessaire de créer une association " officielle " pour gérer les contraintes matérielles, éviter de trop personnaliser la démarche, et se donner un cadre servant de " garde-fou ", afin que le projet demeure non religieux, non idéologique et sans but lucratif ? L'association " de fait ", sans structure formelle, a suffi. Mais il faut dire que le groupe était restreint et composé de personnes qui se connaissaient déjà et qui s'entendaient bien. Je pense qu'une structure associative est souhaitable pour sortir de l'initiative purement individuelle, basée sur la bonne volonté et la confiance, et gérer tous les aspects matériels - lieux, dates, rémunération de l'intervenant...
  • Peut-on mélanger des enfants d'âge différents ? La plupart des enfants avaient 9-10 ans au début ; quelques-uns, plus âgés, se sont très vite retirés. On peut en conclure que le mélange des âges n'a pas fonctionné, sans pour autant en tirer une règle générale. Je pense par contre qu'une grande différence de maturité et d'aisance verbale parmi les enfants est un obstacle qu'il faut savoir gérer.

Les modalités concrètes

La structure est toujours restée une association " de fait ", c'est-à-dire sans statuts, dans laquelle j'ai simplement joué le rôle de coordinateur. Le groupe est resté relativement stable pendant les trois années, avec un noyau stable d'une dizaine d'enfants âgés de 9 à 12 ans. La fréquence des ateliers était d'une séance par mois environ, le samedi matin. Nous avons pratiqué le principe de la " maison tournante " : le groupe se réunissant à chaque fois chez l'un des participants. La séance durait environ une heure et demie, elle était suivie la plupart du temps d'un petit apéro avec Marc, les enfants et les parents présents. Des réunions se tenaient régulièrement pour faire le point, prévoir les dates et les lieux des séances à venir. La rémunération de Marc se montait à 840 F par séance à diviser par le nombre de participants - cette somme a été déterminée à partir du premier trimestre " expérimental " où Marc avait demandé 2500 F pour trois séances, d'où 2500 : 3 = 833 F - ce qui représente une contribution moyenne de 80 F soit environ 12 euros par enfant et par séance (100 euros par an environ)3. Le rapport à l'argent est une des difficultés du fonctionnement " hors institution ", j'en suis parfaitement conscient. Je peux juste témoigner du fait que cela n'a jamais posé problème car ces modalités ont toujours été décidées de façon concertée. Ainsi, nous avons pris l'habitude de discuter régulièrement entre parents. Ces discussions débordant largement le côté strictement matériel, un groupe d'adultes s'est progressivement constitué parallèlement au groupe des enfants, pour discuter " sérieusement " de sujets généraux ou d'actualité. (Je reviendrai sur cet aspect qui constitue à mon avis un des intérêts des pratiques extra-institutionnelles.)

Le dispositif

Marc a commencé par reprendre le dispositif de ses séminaires " tout public ", comme celui consacré à l'authenticité qui s'est tenu en juin 1993 et auquel j'ai participé. Je peux donc rapporter sa façon de travailler en petit groupe d'une dizaine de personnes environ, qui était sensiblement différente de sa façon d'animer les cafés-philo. Des textes " de référence " - neuf en tout, de la Lettre aux Romains de Paul, au long monologue de Calliclès dans le Gorgias de Platon, en passant par Epicure, Tacite, Sénèque, Diogène Laerce, Aristote et la Genèse - étaient lus individuellement puis, après une mise en commun, ils servaient de point de départ pour une discussion sur le thème de l'authenticité. Marc ne donnait pas l'impression de suivre une méthode précise, il ouvrait un espace de liberté où chacun pouvait réfléchir et exprimer le résultat de sa réflexion. C'est toujours dans la confrontation des différents points de vue qu'il apportait son éclairage de philosophe " professionnel " sur les textes en question - leurs idées-force, les problèmes qu'ils soulèvent et l'enjeu philosophique qui s'en dégage. Il s'efforçait de nous amener à ce niveau d'exigence. C'est ainsi que je l'ai vu travailler dans le cadre de séminaires pour adultes " non spécialistes de la philosophie "4.

Il avait fait le pari que des enfants de 10 ans peuvent aborder directement certains de ces textes " fondateurs ". Ainsi, la première année des Enfants Philosophes fut consacrée à l'étude du texte de la Caverne puis à celui de la Genèse, qui permettaient d'aborder les questions du vrai et du faux, de l'être et du paraître, du bien et du mal. Mais Marc pensait que des supports plus ludiques pouvaient aussi être utilisés. Ainsi, la deuxième année, la cassette du film Ghost a servi de prétexte à une réflexion sur le thème de la mort - thème choisi pour l'année par les enfants, suivi par l'au-delà, la vie et l'univers pour la dernière année.

Ce qui avait frappé Marc, et dont il m'avait parlé à plusieurs reprises, c'est que, face à ces textes, les enfants avaient les mêmes oeillères que les adultes - c'est-à-dire qu'ils avaient du mal à aller au delà de leur première lecture - mais qu'en revanche, ils avaient une plus grande " souplesse " de pensée qui leur permettait, plus rapidement que les adultes semble-t-il, de revenir sur leurs préjugés, ou d'élargir une vision partielle.

Marc animait les séances avec l'art socratique qu'il maîtrisait si bien d' " accoucheur de pensée ". Cela se révéla notamment au fait que l'intérêt de la plupart des enfants s'est maintenu pendant trois ans. Je suis parfaitement conscient du fait que le dispositif mis en place par Marc tenait en grande partie à son savoir-faire d'animateur, son " charisme " et aussi au lien affectif qui s'était créé entre lui et les enfants. Je ne crois donc pas que l'on puisse en tirer une " méthode ", mais cela n'a rien à voir avec un quelconque " spontanéisme " qui inviterait simplement à laisser s'exprimer librement les enfants. Je crois par contre à l'importance d'un rapport " non professoral ", excluant donc toute didactique et toute évaluation des enfants, une sorte de " désintéressement philosophique " tendu vers une exigence de clarté et de vérité, qui privilégie ce qui est dit et néglige de savoir qui l'a dit ou qui ne l'a pas dit. Mais cette non directivité exigeante demande beaucoup de travail en amont à celui ou celle qui se lance dans ce type d'aventure. Voici un des enseignements que j'ai pu tirer de l'expérience menée avec Marc Sautet.

Les parents

Un des aspects les plus importants de cette expérience est que le groupe des parents y fut très impliqué du début à la fin, et ce de plusieurs façons :

  • chaque séance était suivie d'un moment convivial avec Marc et les enfants, autour d'un verre, il ne faut pas oublier que les réunions se déroulaient à domicile ;
  • des réunions étaient organisées régulièrement pour faire le point, répondre aux questions qui émergeaient au fur à mesure tant sur la forme que sur le fond ;
  • la plupart des parents sont allés une ou plusieurs fois à un " dîner-philo " que Marc animait parallèlement aux cafés, mais qui s'en différenciait par le fait que les thèmes étaient choisis et annoncés à l'avance - on avait donc le temps d'y réfléchir -, que le groupe était plus restreint (30 personnes maximum environ) et que la discussion y était beaucoup plus serrée que dans les cafés, Marc intervenant de façon beaucoup plus active ; enfin, après la dissolution du groupe des enfants - j'y reviendrai -, nous avons continué à nous retrouver régulièrement pendant plusieurs années, entre adultes, pour discuter " sérieusement " de sujets généraux ou d'actualité (nous appelions cela des " soirées philo ", la référence à la philosophie n'était pas le signe d'une prétention exagérée ou une marque de snobisme, mais désignait simplement l'exigence de rigueur argumentative, de clarification des concepts, la volonté commune de ne pas s'en tenir à l'opinion spontanée, et enfin, la recherche de sources fiables d'informations ou de connaissances) ; y compris les références philosophiques bien sûr.

Ainsi, au delà de la dizaine d'enfants, une vingtaine d'adultes ont cultivé le goût de la réflexion collective et de la confrontation d'idées, autrement dit ce qui constitue l'essence même du lien politique ; ceci est sans doute un des aspects les plus positifs de cette aventure.

La fin des Enfants Philosophes

Chaque année, la question de la suite était posée, et la réponse fut positive pendant trois années consécutives. En juin 1996, après ces trois ans, Marc nous annonça qu'il souhaitait " passer la main ", étant trop pris par le développement international des cafés-philo ainsi que par ses responsabilités éditoriales. Les enfants étant eux prêts à poursuivre, il nous proposa que l'un de ses jeunes collaborateurs, doctorant en philosophie, prenne la relève. Mais ce jeune homme, brillant et plein d'ambition, mettant d'emblée la barre haute, commit l'erreur de vouloir donner au qualificatif " philosophe " son sens le plus élevé et le plus exigeant. Il voulait transmettre un contenu : trois séances de ce régime " para-scolaire " suffirent à dégoûter les enfants.

À partir de là, l'expérience s'arrêta en ce qui concerne les enfants, mais il y eut une suite pour les parents, comme je l'ai exposé plus haut. En ce qui me concerne, j'ai tenté de promouvoir cette expérience. Pour ce faire, j'ai commencé par chercher ce qui existait dans ce domaine - mais il faut dire qu'à l'époque Internet n'était pas ce qu'il est aujourd'hui. Par le bouche à oreille et le hasard des rencontres, j'ai pu contacter Marie-Liesse de Rohan Chabot, une jeune femme qui avait poursuivi des étude de philosophie aux Etats-Unis, avait été formée à la " méthode " de Matthew Lipman, et était " Responsable du développement de Philosophie pour Enfants en France " au BICE (Bureau International Catholique de l'Enfance) officiellement agréé par Mathew Lipman pour développer son programme en France. J'ai également rencontré Mme Edith Godet, psycho-sociologue, qui organisait en milieu institutionnel des groupes de parole pour adolescents sur la loi et la violence, ainsi qu'une personne qui animait des ateliers d'écriture de textes " philosophiques ". Le 6 juin 1997, nous avons organisé une réunion informelle pour parler de ces différentes pratiques et envisager des synergies. Ce fut très intéressant mais je dois dire qu'il n'y eut aucune suite. Plus tard j'ai également rencontré Michel Sasseville, un professeur de philosophie canadien qui venait à Paris animer un séminaire d'initiation à la " méthode Lipman ". Les rencontres avec Mlle de Rohan Chabot et M. Sasseville m'ont laissé un souvenir assez mitigé, non pas en ce qui concerne la qualité de ces personnes, mais la mise en avant insistante dans leur brochure respective des termes programme, méthode, et l'argument " vendeur " d'un développement chez l'enfant de compétences utiles dans d'autres domaines me semblaient très éloignés de la liberté d'esprit qui caractérisait les Enfants Philosophes. Par ailleurs, il me semblait évident qu'une solide formation philosophique était requise pour animer un atelier, et je n'acceptais pas l'idée selon laquelle une formation de quelques jours, indépendamment de l'intérêt de la " méthode " Lipman, pourrait y suppléer.

C'est pourquoi, à 40 ans, bien que travaillant à temps plein comme orthophoniste, j'entrepris des études de philosophie (je suis aujourd'hui en DEA). J'ai " attendu " de soutenir ma maîtrise en 2003 pour reprendre le projet des Enfants Philosophes - mon fils Thomas avait alors 9 ans, l'âge de sa soeur au début de toute cette histoire. Je fus extrêmement surpris devant le foisonnement des expériences et la richesse des sites web consacrés au thème de la philosophie pour enfants, comparé à la " maigreur " de ce que j'avais trouvé six ans avant (l'année 2003-2004 fut pour moi une année " probatoire " : le groupe d'enfants fut volontairement réduit. Je redémarre cette année avec des idées plus claires quant au dispositif qui se différencie sensiblement de celui mis en place par Marc Sautet, il y a dix ans).

Quelques questions sans réponses

Marc Sautet n'a jamais abordé publiquement la question de la philosophie pour enfants, pas plus dans les interviews qu'il donnait, que dans les articles qu'il écrivait. Pas un mot non plus à ce sujet dans son livre Un café pour Socrate sorti en mars 95, soit un an et demi après le début des Enfants Philosophes - il y parlait pourtant abondamment de toutes ses activités extra-institutionnelles comme les cafés-philo et le cabinet. Certes, les Enfants Philosophes lui sont " tombés dessus " - comme les cafés-philo - mais on peut regretter qu'il ne leur ait pas consacré le centième de l'énergie qu'il avait consacré à la promotion des cafés. Cela signifie-t-il pour autant qu'il ne croyait pas à l'avenir des ateliers pour enfants ? Je ne le crois pas mais cela reste pour moi sans explication satisfaisante.

Une autre question se pose : Marc a toujours relié l'émergence d'une " demande philosophique " au " moment athénien " qui se caractérisait selon lui par une crise profonde de la société, due à l'incompatibilité entre la démocratie et une injustice flagrante - l'esclavage chez les grecs, le chômage de masse et la misère croissante chez nous ; autrement dit, la philosophie avait selon lui une vocation fondamentalement politique. Pourtant le thème de la justice, qui devait être fondamental pour Marc, n'a jamais été abordé avec les enfants. Cela prouve en tout cas qu'il donnait la priorité à leurs préoccupations, et non aux siennes5.

Dix ans après

Revenant sur ce projet en 2003, dix ans après les débuts en 1993, j'ai eu l'idée d'envoyer un questionnaire aux ex-enfants philosophes. J'ai reçu 6 réponses sur 12 envois. Je garde ces réponses à la disposition de ceux que cela intéresserait. Voici, en synthèse, ce qui en ressort :

Tous disent combien la rencontre avec Marc Sautet les a marqués. Ils en gardent le souvenir d'une liberté de penser et de parler jamais rencontrée auparavant ;

" Sans jamais affirmer, il nous faisait douter, nous questionnait tout en nous confiant que lui aussi il ne savait pas et s'interrogeait comme nous, il y avait une vraie complicité dans notre réflexion, je ne me sentais jamais inférieure à Marc... et nous pouvions ainsi intervenir pour émettre une idée sans avoir peur ou honte. " (A) ; " ...heureusement que je fus un Enfant Philosophe, car cela m'a ouvert l'esprit et il ne s'est jamais refermé. " (T) ; " Les questions paraissaient évidentes mais je ne me les étais jamais posées. " (L)

Ils sont pour la plupart restés intéressés par la philosophie. L : " ...en arrivant en terminale, pas de temps d'adaptation à cette nouvelle matière. " ; A : " ...je l'ai retrouvée en terminale [la philosophie] avec joie. "

Ils gardent le souvenir d'une " convivialité " qu'ils relient au fait qu'il s'agissait d'un contexte nouveau, ni familial ni scolaire - même si les familles étaient très impliquées. T : " ...en dehors du contexte simplement de camaraderie et familial... les séances, de part leur forme et leur organisation, ont permis d'appréhender sans contrainte et sans retenue le monde adulte [...] une forme de sociabilité autre que celle proposée par l'école, une alternative de possibilité d'expression. "

En guise de conclusion

L'originalité de l'aventure des Enfants Philosophes consiste selon moi dans sa dimension extra-institutionnelle qui a permis cette convivialité impliquant des enfants et leurs parents, avec un minimum de contraintes ; ce qui permettait en quelque sorte de rapprocher la réflexion philosophique du quotidien et de la vie de quartier. C'est sans doute cet ancrage dans une proximité locale et amicale qui explique la longévité de ce projet (trois ans pour les enfants et au moins trois ans de plus pour les adultes). Or la philosophie pour enfants se développe aujourd'hui essentiellement en milieu scolaire. Bien sûr, c'est une bonne chose car ainsi des enfants de tous les milieux peuvent participer à ces ateliers mais je reste convaincu que :

  • la prise en charge des groupes implique chez l'animateur une culture philosophique et une pratique personnelle de l'" ascèse " intellectuelle qu'elle implique ;
  • ces séquences doivent autant que possible rester sans objectif prédéfini en terme de contenu ;
  • les méthodes existantes, aussi intéressantes soient-elles, demandent à être adaptées, digérées et dépassées par l'animateur ; par contre le dispositif doit être bien réfléchi de façon à éviter les pièges du spontanéisme et de la dynamique de groupe ;
  • enfin, l'adulte doit s'abstenir de tout jugement, j'irais même jusqu'à dire de toute évaluation quant au " travail " des enfants.

Aussi il me paraît clair qu'en milieu scolaire, seul un intervenant extérieur peut avoir cette neutralité bienveillante par sa non-implication dans la transmission de savoirs ou dans l'évaluation des élèves. En outre, l'école ayant déjà trop à faire, avec les difficultés qu'on connaît, pour assurer le socle de savoirs structurants - lire, écrire, compter... -, je ne vois pas comment les ateliers de philosophie pour enfants pourraient être généralisés à toute l'institution. Voilà pourquoi je pense que leur développement passe aussi par la création d'ateliers extra-scolaires ; et ceci implique des initiatives privées comme ce fut le cas pour les Enfants Philosophes, mais aussi des associations structurées qui pourraient garantir la qualité des animateurs ainsi que l'aspect non-lucratif et non-idéologique, et permettre une meilleure implication des parents, voire la création en parallèle de groupes de discussion pour adultes.

Marc Sautet a été le catalyseur et le promoteur d'un mouvement de philosophie extra-institutionnelle qui correspond à un besoin profond de réflexion collective sur le sens auquel, aujourd'hui pas plus qu'il y a douze ans, l'institution scolaire et universitaire ne peut pas vraiment répondre. C'est aussi ce dont témoigne l'expérience des Enfants Philosophes. Il est vrai que ce sont des IUFM et des CRDP qui ont eu le mérite de développer les pratiques et d'organiser des colloques, mais la philosophie pour enfants s'inscrit dans un mouvement beaucoup plus large d'éducation populaire. C'est à mon avis le sens profond de l'action de Marc Sautet. Un héritage à faire fructifier...


(1) Il est par contre celui de ma femme, qui ne voyait aucun inconvénient à inscrire sa fille au catéchisme, ce qui ne l'empêchera pas par la suite de soutenir le projet qui deviendra ainsi notre projet.

(2) C'est du moins ce que je pensais à l'époque. Je serais plus nuancé aujourd'hui au vu des nombreuses expériences réalisées en milieu scolaire. Mais la question reste posée d'une institutionnalisation généralisée de ces pratiques, qui à mon avis pose problème.

(3) On peut juger cette rémunération élevée, mais il faut tenir compte du fait que Marc, habitant à Paris, devait se libérer pendant toute une matinée pour chaque séance.

(4) C'est peut-être par moi que Marc Sautet est venu à la philosophie pour enfants, mais c'est lui qui m'a converti à la philosophie. Et aujourd'hui, alors que j'entame un DEA à 48 ans, je me sens toujours en dette vis-à-vis de lui.

(5) Ceci dit, la question de la mort, thème du premier café-philo en juillet 92, l'obsédait littéralement.