Singapour : l'utilisation de contes asiatiques pour promouvoir les valeurs familiales

Un article dépaysant qui montre l'importance des contextes culturels dans la pratique de la philosophie avec les enfants

La philosophie pour enfants a d'abord été implantée en quatrième et cinquième année à l'école primaire Henry Park (Singapour). Au départ, nous avons utilisé Pixie (Lipman 1981, Lipman & Sharp, 1982) comme matériel-ressource stimulant, pour démarrer les discussions en classe. Au début, les enseignants étaient un peu craintifs et se sentaient incompétents. Ils n'étaient pas sûrs de savoir comment animer une discussion sans être vu comme imposant leurs vues et contrôlant le déroulement de la discussion. Les élèves aussi se sentaient un peu gênés et intimidés au début. Ils ont trouvé difficile de donner leurs raisons en support à leurs opinions ou de suivre une discussion (Lim, 1994; 1995). Cependant, quand ils furent plus habitués, ils eurent tendance à argumenter davantage et à amener leurs raisons pour gagner le débat, sans écouter le point de vue des autres élèves. (Lim et Loo, 1997).

Après un an environ, les élèves ont appris ce que voulait dire s'engager dans un dialogue et écouter les points de vues amenés par les autres élèves. Par les discussions, les élèves prirent conscience des processus inhérents au développement de la pensée :

" Nous avons remarqué que vous deviez penser très profondément pour poser des questions ou donner des réponses ".

" Cela m'a amené à me questionner sur mes propres réponses pour penser très critiquement, car vous devez vérifier si ce que vous dîtes est correct ou pas ".

Au fur et à mesure que leurs habiletés s'améliorèrent, quelques élèves ont été assez astucieux pour poser de très bonnes questions. Ils ont été capables d'amener leurs propres expériences comme exemple ou contre-exemple pour soutenir leur point de vue. Un élève a donné un exemple intéressant dans une discussion sur les règles :

" C'est comme lors d'un bombardement en guerre. Tout le monde doit aller dans un abri. Alors vous devez faire des règles comme " Ne poussez pas, d'accord ? " Vous ne pouvez pas courir et fumer dans la ville ". Si vous courez et vous tombez, qu'arrivera-t-il ? Ou encore pire : La foule est très dense et une personne tombe à l'avant, tout le monde qui suit va tomber aussi et cela va empêcher la personne de se relever, vous comprenez ? Alors il y aura perte de temps précieux et alors le bombardier pourra s'approcher et bombarder. Et tout le monde mourra. "

La classe a atteint un but commun lorsqu'elle s'est mise vraiment à travailler en communauté de recherche pour discuter de problèmes philosophiques, pour communiquer ensemble, pour donner et recevoir. Apprendre à penser par l'interaction entre les uns et les autres a aussi été amené dans les Analectes confucéens II.15 (Legge, 1960) : " Si l'on apprend des autres sans penser, on sera désorienté. Si, par ailleurs, on pense sans apprendre des autres, on sera alors en péril. "

PROMOUVOIR LES VALEURS FAMILIALES

Dans la seconde année du programme, nous avons utilisé les contes provenant de Thinking Stories I et II (Cam 1993,1994) pour compléter Pixie. L'un des contes choisis The Knife (Le couteau) fut utilisé par les professeurs pour lancer le dialogue sur des questions philosophiques comme mentir, voler, l'amitié, dire la vérité et la justice. De plus, en tant que programme spécial sur les valeurs familiales, nous avons décidé d'utiliser des ressources matérielles locales c'est-à-dire asiatiques. Le thème des valeurs familiales est important pour nous à Singapour, car nous sommes une petite société, ouverte, multi-raciale et multi-religieuse. Singapour est composé de 75 % de Chinois, 10 % de Malais, 10 % d'Hindous et 5 % d'origines diverses. Les religions les plus populaires sont le christianisme, le bouddhisme, le taoisme, l'islam et l'hindouisme.

Actuellement Singapour est un pays du premier monde, une société moderne, occidentalisée, qui utilise l'anglais comme langue d'éducation, d'administration et de gouvernement. C'est une société largement ouverte aux influences extérieures, qui reçoit des millions de visiteurs chaque année. D'autres influences nous viennent des livres, des magazines, de la télévision et par l'internet. Cette ouverture nous a mis en contact étroit avec les nouvelles idées et les nouvelles technologies provenant de l'extérieur, mais elle a aussi exposé les jeunes singapouriens au style de vie et aux valeurs de l'Occident, qui sont loin des valeurs asiatiques traditionnelles de devoir et de société (Singapore, 1991).

La vitesse et l'extension des changements dans la société singapourienne ont été si rapides qu'en 1988, le Premier ministre de Singapour a suggéré de développer une idéologie nationale, un ensemble de valeurs fondamentales auxquelles les Singapouriens de toutes races et de toutes religions pourraient souscrire et mettre en pratique. Les valeurs fondamentales partagées qui furent subséquemment proposées plaçaient la société devant l'individu, soutenaient que la famille est la cellule de base de la société, proposaient de résoudre les problèmes majeurs par le consensus plutôt que par la dispute et mettait en avant l'harmonie raciale et religieuse. (Singapore, 1991). Nous avons retenu le thème des valeurs familiales pour nous aligner sur cette proclamation de Singapour des quatre valeurs clés partagées par l'ensemble de la société.

Les valeurs familiales sur lesquelles nous avons mis l'accent incluaient la piété filiale, les relations, l'avidité, le respect des aînés, la confiance et la responsabilité. Nous avons cherché des contes et poèmes pertinents, principalement singapouriens. Nous avons choisi finalement deux contes et un poème asiatiques qui mettaient l'accent sur les valeurs familiales (Khor, Lim & Au 1997 : Lim, 1997). L'un de ces contes, Eggs ( Les oeufs, Lim, 1978), examinait les relations et soutenait les valeurs familiales. L'autre conte, The Old Jar ( La vieille jarre, Yep, 1989) regardait plutôt le respect des aînés et la piété filiale, un sujet important dans le Singapour grisonnant d'aujourd'hui. Le poème Patchwork (Courtepointe. Heng, 1993) mettait le focus sur les relations familiales en racontant comment une grand-mère éleva sa famille.

LES OEUFS

C'est l'histoire d'une petite fille d'une famille pauvre. Elle vit avec sa tante et ses cousins qui eux sont dans une bien meilleure situation financière. Sa tante les regardait de haut, justement parce qu'ils étaient pauvres. Elle dit à ses enfants de ne pas les fréquenter. Étant riches, ses cousins avaient toujours de la bien meilleure nourriture à manger et la petite fille les enviait beaucoup. Pour elle, un oeuf était un luxe et elle suppliait souvent sa mère de lui en donner. Sa mère refusait, parce qu'elle pensait que des gens de leur origine sociale devaient se résigner à leur sort. Cependant, un jour la petite fille apporta six oeufs à la maison, ce qui rendit la tante suspicieuse : elle avait peut-être volé ces oeufs. La mère dit alors à la petite fille qu'elle devrait manger tous les oeufs parce qu'ils coûtaient chers. La petite fille était sur le bord de vomir. Elle se demandait pourquoi sa mère la forçait maintenant à finir tous les oeufs, alors qu'auparavant elle avait toujours refusé d'en acheter un seul. La petite fille décida alors que les oeufs lui apportaient la malchance et qu'elle ne devrait plus jamais en avoir dorénavant.

Les élèves furent encouragés à discuter plusieurs sujets sur le thème des valeurs familiales. Ils s'aperçurent que peu importe l'avancement de la société singapourienne, il y aura toujours des gens plus malheureux autour d'eux, les pauvres et les personnes handicapées par exemple. Que pouvons-nous faire pour aider les gens plus malheureux autour de nous et jusqu'à quel point devons-nous les aider? Était-ce correct de la part de la tante, de traiter la petite fille de façon aussi mesquine ? Quelques élèves se demandèrent pourquoi la mère n'avait pas tellement d'espoir pour les gens de sa classe sociale et si son attitude était semblable à celle de se contenter de ce que l'on a. D'autres soulevèrent la question fort intéressante, que souvent nous voulons quelque chose si fortement, que lorsque nous l'obtenons, nous ne le chérissons plus autant. La classe a eu une discussion très vivante durant deux périodes et finalement comprit les valeurs familiales un peu mieux.

LA COURTEPOINTE

Dans le poème La Courtepointe,Heng (1993) disserte sur l'habileté de sa grand-mère à faire des courtepointes. Elle était étonnée de l'habileté de sa grand-mère à ajuster chaque pièce l'une à l'autre si parfaitement. Elle utilise alors l'idée de courtepointe pour introduire la " fabrique " de la famille de sa grand-mère. Les efforts fructueux de sa grand-mère pour bien élever ses enfants sont comparés à ses habiletés à fabriquer des courtepointes. Heng reconnaît les efforts souvent méconnus de sa grand-mère (" ses vives habiletés silencieuses ") pendant une très longue période de temps. Heng se rend compte aussi du processus complexe d'amener des enfants correctement à une vie adulte significative. Sa grand-mère peut être fière de ses efforts, comme ses " ornements " (la gloire de ses enfants) rendent hommage à ses efforts en courtepointe.

Les élèves ont aimé ce poème sur les relations familiales et ont discuté de sujets tels que la contribution que les grand-mères font à leurs familles. Ils se sont demandés si les grand-mères étaient justement appréciées pour tout ce qu'elles ont fait. Certains élèves se sont émerveillés devant les habiletés nécessaires pour élever des enfants. Comment peut-on transformer un enfant pour qu'il devienne une personne à part entière? Quelles valeurs devons-nous leur inculquer ?

CONCLUSION

Vers la fin de l'année, nous avons fait une évaluation du programme spécial de philosophie pour enfants sur les valeurs familiales. Les élèves sentirent qu'ils commençaient à apprécier le sens de ces valeurs, et ressentirent aussi le besoin de les mettre en pratique dans leur vie quotidienne. Puisque la famille est la cellule de base de la société, nous allons continuer ce programme en communauté de recherche sur les valeurs familiales, jusqu'à ce qu'il nous conduise au développement du respect, de la tolérance et de la sensibilité de nos élèves.

Article traduit de l'anglais par Gilbert Talbot, professeur de philosophie au Québec