Des modes d'animation d'un café-philo

Depuis plusieurs années a lieu à Durfort, dans le Tarn, un séminaire national des animateurs de café-philo. Voilà la synthèse des débats du 29 juillet 2001 sur l'animation d'un café-philo.

ANIMER UN CAFÉ-PHILO FAÇON MARC SAUTET

C'est la méthode d'animation au Café des Phares : un lieu, un animateur, des débatteurs

1) Un lieu: c'est dans ce café, place de la Bastille, qu'à la suite d'une occurrence fortuite, Marc Sautet a créé le premier débat philosophique dans un café. C'est donc le premier " café-philo ". Cet établissement est comme beaucoup de débits de boissons, on s'y réunit dans la salle du bar et il y a beaucoup de bruit dû au nombre des clients, à leur conversation, au jet de vapeur de la machine à café, aux garçons qui annoncent les commandes. Il faut donc explicitement se manifester pour avoir la parole d'autant que le micro est indispensable pour se faire entendre.

2) Un animateur: c'est le personnage central. D'ailleurs il est assis plus haut, sur un tabouret de bar, au milieu de la salle. C'est lui qui choisit parmi les sujets proposés en fonction de ceux qui ont été récemment traités et qu'il élimine pour éviter la redondance ; il évite aussi les sujets absurdes, préférant ceux qu'il connaît ou encore ceux qui lui paraissent offrir un intérêt évènementiel ou au contraire une originalité. C'est aussi l'animateur qui distribue la parole en fonction de règles connues de lui seul et qu'il adapte aux circonstances. Comme il ne peut voir tous ceux qui se manifestent ou au contraire qu'il voit trop certains habitués se manifester alors qu'il pressent leur propos banal, il fait donc passer le micro à l'intuition ou au préjugé en visant l'élaboration d'une problématique philosophique. Le plus souvent, il reformule ou commente les interventions en fonction de son système de pensée, de ses connaissances. Bien qu'inégal, le temps des interventions est limité, un sablier a été utilisé. Cependant, une seule règle est rigoureuse : le débat dure deux heures exactement, le micro est alors fermé même au milieu d'une intervention. C'est donc sur l'animateur que se concentrent tous les pouvoirs. Selon les personnes qui se relayent à l'animation du café-philo des Phares depuis la mort de Marc Sautet, la fonction d'animateur serait analogue à celle d'un chef d'orchestre qui se lancerait dans l'aventure de la pensée, verbalisée en direct, contrairement à beaucoup de " penseurs " qui préfèrent la pensée différée par l'écrit.

3) Des débatteurs: c'est quatre-vingts à cent trente personnes qui chaque semaine s'entassent dans la salle du bar. Il y a ceux qui viennent pour parler et ceux qui viennent pour écouter. Quand on va au Café des Phares, puis dans d'autres cafés-philo parisiens, on s'aperçoit que ce sont souvent les mêmes personnes qui fréquentent ces débats et qui prennent la parole. Il semblerait donc que ces lieux ne soient pas aussi ouverts qu'ils ne le paraissent. Cependant, la personne dont le sujet a été choisi expose le motif de sa proposition ; à la fin des interventions, elle donne son impression sur la façon dont le débat a fait évoluer la problématique proposée. Mais visiblement certains participants sont centrés sur eux-mêmes et parlent de ce qu'ils ne connaissent pas. Beaucoup réprouvent les citations d'auteurs. Malgré cela, le café-philo est une écoute de l'argument d'autrui, un apprentissage du débat citoyen, mais la citoyenneté mène-t-elle toujours à la philosophie ?

Si selon certains cette méthode d'animation a l'inconvénient d'avoir des défauts, on doit cependant à Marc Sautet d'avoir créer le concept " café-philo " qui s'est pérennisé au Café des Phares, et qui a essaimé dans de nombreux lieux en Ile-de-France et en province.

Une stimulation de la curiosité intellectuelle ?

Le fait que le sujet soit immédiatement choisi parmi des propositions instantanées aurait l'avantage d'attirer, par le plaisir de la surprise, des débatteurs qui ne seraient pas venus s'il avait été connu d'avance. Dans ce dernier cas, beaucoup ne se déplaceraient alors que pour les thèmes qu'ils connaîtraient, les confortant ainsi dans leur logique de consommation. Alors qu'en choisissant dans l'instant le sujet du jour, il y a le suspense de la problématique, et le débat devient donc plus vivant. Dans le cas contraire, il y en aurait qui prépareraient à l'avance leurs interventions, et comme ils auraient eu le temps de choisir leurs arguments, ils s'assureraient ainsi le monopole de la pensée. A contrario, se déplacer pour un débat au sujet inconnu, jugé a posteriori décevant, pourrait en dissuader d'autres de renouveler ce déplaisir. Une programmation pourrait donc rassurer, par conséquent encourager à venir débattre ceux qui se seraient déjà interrogés à ce sujet. Et puis, ce n'est pas le doute ou la certitude qui incite à la curiosité intellectuelle, c'est avant tout une attitude d'esprit, que le sujet soit ignoré ou connu d'avance. D'autre part, il est à noter que ces sujets se proposent et se choisissent dans la légèreté et l'improvisation, sans l'embryon de quelque problématique et que l'animateur " raccroche " comme il peut à ce qu'il a appris des oeuvres des philosophes.

À titre d'exemple, au café-philo selon la méthode Marc Sautet, qui avait été organisé au Second Colloque International des cafés-philo à Castres, l'animateur avait choisi, parmi les sujets proposés : " T'as pas cent balles ? ". C'était un titre sans problématique qui engageait le débat dans l'ignorance des enjeux de la mendicité. L'ouverture et l'aventure de l'esprit, qui se fonderaient donc sur l'ignorance, ne pourraient pas être de la philosophie. Mais plus encore, un sujet annoncé, sans définition des notions ni conceptualisation, ne garantit pas davantage un débat de philosophie. Par exemple, le débat champêtre selon la méthode Agora, programmé dans l'après-midi du samedi, au 3e Woodstock-philo, au lac St.-Ferréol (Revel), avec le sujet annoncé : " Pourquoi le temps nous échappe-t-il ? ", aurait dû commencer là où il s'est arrêté : à la confrontation des idées...

Une aventure de la pensée ?

Un grand nombre d'animateurs de cafés-philo ne sont pas des enseignants de philosophie. Cependant, l'écoute d'un animateur de café-philo doit être très attentive aux notions philosophiques - différente de l'écoute psychologique - ce qui implique une formation spécifique, théorique et pratique ou empirique, et une culture, autodidacte ou institutionnelle. Il lui faut donc connaître l'histoire de la philosophie et savoir bien définir les notions. Mais comme l'animateur n'a pas préparé le sujet, il ne sait pas d'avance comment va évoluer le débat ; son esprit doit alors être ouvert pour saisir immédiatement toute pertinence, être à la fois analytique et synthétique car il reformule les idées émises toutes les quatre ou cinq interventions, parfois plus souvent, si dans une même intervention, il y a beaucoup de concepts différents. C'est donc à partir de ce qui se dit, que repose sur l'animateur seul, la responsabilité d'exiger des arguments, d'établir des liens entre les idées, de structurer la problématique initiale, de dégager des concepts, des thèses ; de plus, il lui faut avoir le sens de la progression du débat : c'est un exercice stimulant que de construire une pensée dans l'instant ! La personnalité de l'animateur est donc déterminante pour le débat, mais peut-il en profiter pour " faire passer " ses idées ?

L'" impro. " d'un " one man show " ?

L'animation du débat, sur le sujet cité ci-dessus : " T'as pas cent balles ? ", fait penser à l'" impro. " d'un " jazzman ". Il s'agirait de construire dans l'instant, avec ce qui se dit, une réflexion qui s'appuie sur un gros travail personnel. Ou encore, il s'agirait de faire participer le public à la problématique qu'élabore l'animateur, un peu comme un enseignant qui ferait participer ses élèves à son cours en interrogeant ceux dont il pressent qu'ils vont poser les bonnes questions ou donner les bonnes réponses. Mieux encore, l'animation serait la tâche d'un chef d'orchestre qui connaît la partition, les instruments et les interprètes et dont le rôle est d'exécuter l'harmonie des sons. Il y aurait donc autant d'interprétations d'une oeuvre qu'il y aurait de chefs d'orchestre : autant de cafés-philo différents que d'animateurs, aux interprétations inégales ! Ceci sous-entend que le café-philo devrait être un bon spectacle pour qu'on puisse en jouir, ou bien l'exercice d'un " maître ", avec la complicité de disciples, pour servir l'enseignement de la Vérité ! De telles conceptions induisent l'ambivalence du rôle de l'animateur : passion ou raison, affect ou concept, et posent au fond la question de la démocratie : qui est au service de qui, l'animateur ou les débatteurs ?

L'animation d'un café-philo est en elle-même un concept

Quelle est la légitimité de l'animateur pour assurer la régulation de la parole ? Dans quelle mesure l'animateur est-il garant de l'élaboration du débat ? Le débat progresse-t-il réellement ? À noter que l'animation s'adresse à deux types d'assemblées : dans les grandes agglomérations urbaines, le public se compose de personnes au comportement individualiste, parfois agressif, alors que dans les villages la convivialité, la civilité demeurent, même si les rivalités sont ancestrales.

En fait, la réflexion du jour compare les formes d'animation de cafés-philo, mais les descriptions sont-elles réellement neutres ? S'agit-il d'analyse ou d'évaluation ? Les remarques posent les questions du lieu, des règles, des participants (nombre, dynamique du groupe, cadre social, motivation), du cumul des fonctions de l'animateur, de la représentation que nous nous faisons de la démocratie (évaluative, quantitative, qualitative), de la durée, de la pérennité.

Cependant un café-philo a toujours un avant, un pendant et un après dont il est difficile de mesurer sur la personne l'impact du débat. La réflexion philosophique pourrait naître de la relation à l'autre et se situerait dans le temps. L'animateur est donc renvoyé à une attitude humble et indulgente.

INTRODUIRE ET ANIMER UN CAFÉ-PHILO AGORA 81 (TARN)

La méthode d'animation au foyer rural de Durfort

Le débat de philosophie au foyer rural, c'est une histoire, une relation interactive triangulaire entre des débatteurs, un introducteur et un animateur.

1) Une histoire: au début, c'était un lieu de rencontre, d'échange d'opinions. Sur l'initiative de Yannis youlountas, un petit groupe de personnes du village venait y débattre des faits d'actualité, de société, développant ainsi leur conscience citoyenne et leur réflexion philosophique. Puis il y a eu des rencontres avec des " cafés-philistes " qui ont ouvert le débat de philosophie à d'autres formes d'animation.

2) Des débatteurs: c'était au départ un noyau d'une dizaine de personnes et quelques autres villageois. Puis d'autres encore sont venus des communes avoisinantes et de la région. Cette formule a ensuite essaimé dans le Tarn. Les sujets étaient annoncés d'un débat à l'autre, aujourd'hui, ils sont programmés plusieurs mois à l'avance. À l'époque Yannis Youlountas prenait des notes et faisait une petite introduction de quinze minutes environ. Mais après une quinzaine de débats, la fonction d'introducteur a été relayée. C'est donc une conception participative du débat de philosophie qui a été instituée.

3) Un introducteur: son rôle consiste à rappeler brièvement les connaissances et les définitions nécessaires au débat du sujet du jour pour mettre les participants au même niveau de discussion et à exposer clairement l'enjeu de la problématique impliquée. Cette tâche se différencie de celle du conférencier qui discourt sur sa thèse, utilisant parfois des concepts hermétiques, et à qui les écoutants posent ensuite des questions : dans ce cas, il n'y a pas vraiment débat. Donc, après un échange d'idées entre tous, en fin de discussion (environ deux heures), l'introducteur a la charge de synthétiser les interventions et d'ouvrir des pistes de réflexions. Cependant, il faut déjà être venu débattre de philosophie, au foyer rural, pour exercer, pendant une séance, la fonction d'introducteur. Cela incite au comportement civil et civique, car chacun sait qu'un jour il pourrait à son tour exercer cette fonction.

4) Un animateur: complémentaire de celui de l'introducteur, son rôle consiste à faire respecter l'ordre des demandes d'intervention, à n'accorder qu'un " joker " par personne et par débat à ceux qui voudraient utiliser cette priorité, dans l'ordre de parole, pour réagir dans l'instant à un propos tenu, et à instituer un tour de table, quand il remarque que des personnes n'ont pas encore demandé la parole, chacun ayant alors la possibilité de renoncer à s'exprimer. De plus, l'animateur est un témoin de ce qui se dit, il écoute attentivement et reformule les propos, recentre le débat si nécessaire. C'est en fait sur lui que repose l'élaboration d'une réflexion collective en signifiant les différents concepts qui s'expriment. Cependant, il faut avoir déjà introduit un débat de philosophie, pour exercer, pendant une séance, la fonction d'animateur. Cela crée l'obligation d'un minimum d'expérience du débat avant d'exercer ce rôle essentiel.

Le principe du préalable, avoir été débatteur pour être introducteur et avoir été introducteur pour être animateur, évite un risque de récupération idéologique par des personnes qui n'auraient pas compris l'esprit de l'Agora. Il n'y a guère que ceux qui sont connus de l'Association pour avoir exercé l'une de ces fonctions, ou les deux, dans d'autres cafés-philo, qui sont invités à introduire ou animer un débat de philosophie sans ce préalable. D'ailleurs, l'introducteur et l'animateur du jour se consultent avant le débat pour préparer ensemble ou séparément leur tâche respective afférente au sujet programmé. Dans la mesure du possible, l'Agora s'efforce de constituer des binômes de circonstance, en affinités intellectuelles, pour qu'une coordination efficace entre les deux fonctions s'exerce pendant le débat. De plus, il a été constaté que lorsque l'introducteur et l'animateur sont placés l'un à côté de l'autre, pendant le débat, cela facilite la concertation réciproque dans le but de faire évoluer collectivement la problématique initiale.

Un lieu de débat n'est pas neutre pour débattre

Les cafés ont une tradition française : ce sont des lieux d'échange de paroles, mais, dans les grandes agglomérations urbaines, ce sont devenus des bars où les gens boivent et s'ignorent ; le café-philo restitue donc cette tradition. Cependant, les cafés sont des lieux privés recevant un public qui doit payer une consommation pour être admis ; malgré cela, ils sont plus ouverts que des cercles philosophiques où les membres se recrutent entre initiés. C'est ainsi que les colloques, les séminaires sont organisés en séances de travail, quand le nombre des participants est important, en ateliers et commissions dans le but de produire un travail qui aboutit le plus souvent à un texte, alors que les conversations philosophiques sont d'expression essentiellement orale et ont pour finalité de faire évoluer, par une relation directe à l'autre, chacun dans sa propre réflexion. Quant au foyer rural, c'est un lieu purement public qui cependant est peut-être, pour certains, plus difficile d'accès qu'un café traditionnellement fréquenté. Il faut pourtant remarquer que les us et coutumes en milieu rural sont différents de ceux des zones urbaines, et que ce qui peut être vrai ici peut devenir faux ailleurs. Suivant son contexte, un lieu peut donc inclure ou exclure. C'est donc plutôt l'organisation d'une convivialité qui est propice à l'accueil de tous et peut désamorcer toute relation conflictuelle et agressive. Cette convivialité peut instituer un calme sécurisant nécessaire à une réflexion philosophique collective, mais elle n'en est pas pour autant garante.

Introduire, est-ce définir ou proposer provisoirement ?

L'introduction vise à préciser ce dont on va débattre, par exemple, le sujet " L'amour est-il une illusion ? " nécessite en préalable que les concepts " amour " et " illusion " soient définis pour que chacun puisse se comprendre. Il est à noter qu'une définition n'est pas toujours canonique, elle peut aussi être convenue entre les participants en sachant alors qu'elle ne vaut que pour ce débat. Cependant définir des concepts n'est pas forcément délimiter un champ de réflexion. Celui-ci doit rester ouvert, sans toutefois permettre des considérations sans rapport avec le sujet du jour. Donc introduire pourrait être proposer des définitions provisoires, un enjeu d'une problématique que chacun aurait à faire évoluer collectivement. Ce serait fournir des moyens au débat (métaphoriquement : des billes), pour jouer sur un terrain circonscrit.

Introduire et animer : collusion ou complémentarité ?

L'animation travaille sur la formulation de ce qui se dit, la progression et la construction du débat. Mais l'interférence entre l'introducteur et l'animateur peut influer sur ces rôles spécifiques. En se consultant avant et pendant cela pourrait aboutir à une même fonction répartie, pour des raisons techniques, sur deux personnes. Donc, cette dissociation n'aurait d'intérêt que pour diviser en deux le temps de parole du conférencier, et le " turn-over " des initiateurs celui de renouveler fictivement l'intérêt des débatteurs en créant l'illusion d'une participation. A titre d'exemple, le débat champêtre selon la méthode Agora, programmé dans l'après-midi du samedi, au 3e Woodstock-philo, déjà cité ci-dessus, introduisait le débat originalement par un dialogue réglé d'avance dans un face-à-face entre l'introducteur et l'animateur. Cette originalité, à explorer, rendait l'introduction très vivante et spectaculaire, mais à la longue ne risquerait-elle pas de pervertir le concept de débat de philosophie ? À noter cependant que la répartition des tâches permet de pallier l'éventuelle déficience d'un seul.

D'ailleurs, il est à remarquer que, depuis cinq ans, le café-philo de Narbonne va plus loin encore dans la séparation en cinq fonctions de l'organisation du débat de philosophie : un président de séance qui régule la parole (" turn-over " entre trois personnes), un introducteur qui expose la problématique (différentes personnes à chaque fois), un re-formulateur qui relève les différents concepts exprimés et construit le débat collectif (toujours la même personne), un synthétiseur qui, en milieu et fin de débat, récapitule les points forts (toujours la même personne) et un rédacteur qui rédige un résumé distribué à la séance suivante (toujours la même personne). Le travail de re-formulation et de synthèse est une attente des débatteurs qui en ont besoin pour construire leur propre réflexion. Cependant, toutes ces tâches semblent exigeantes pour qu'une seule personne puisse se centrer sur chacune d'entre elles. D'ailleurs ces différentes fonctions réclament des capacités tandis que la légitimité du statut d'organisateur repose sur la reconnaissance de l'assemblée. Cela n'a donc été possible que parce qu'un groupe constitué existait déjà avant la création de ce café-philo et que cette organisation s'est mise en place sur la base d'un " retour critique ". Mais pour que l'animation soit encore plus participative, il serait souhaitable que davantage de personnes se relayent à toutes les fonctions. Est-ce possible pour ce système déjà complexe ?

Le choix d'un dispositif de débat de philosophie entraîne des effets, il est sous-tendu par un projet philosophique

Par exemple, s'installer en cercle fermé ou en arc ouvert, sur plusieurs rangs ou à des tables individuelles, concentrer les organisateurs en un point ou le disséminer parmi les débatteurs, etc. ne produit pas les mêmes effets. Même si ce sont les circonstances et la pratique qui conduisent les ajustements d'une forme d'animation, le choix d'un lieu, d'une programmation, d'une organisation n'est pas hasardeux : il y a toujours au moins un porteur de projet, mais de quel projet ? Un projet s'élabore à partir d'un diagnostic sans concession ; et s'il y a projet, il y a aussi responsabilité. S'appuyant donc sur le besoin de liens relationnels, de convivialité, des participants, s'agit-il d'entretenir la doxa ou de travailler sur elle, renonçant ainsi à créer des concepts philosophiques ? Il semblerait que certains cafés-philo se satisfassent au pire du " café du commerce ", au mieux du débat citoyen, tandis que d'autres se voudraient des laboratoires de recherche expérimentale in vivo sur l'élaboration d'un travail pédagogique verbalisé, interactif par la rencontre avec l'autre, ayant pour objet la réflexion sur le sens, le signifiant, visant ainsi à développer la capacité individuelle à conceptualiser, construire sa pensée, penser par soi-même, s'assumer. Quelques-uns voudraient lui trouver des applications en milieu scolaire, d'autres auraient l'ambition d'universaliser la formule café-philo. C'est donc le travail des héritiers de Marc Sautet, obsédés par la méthode, conscients du pouvoir de la parole et de sa confiscation qui parfois en résulte, cherchant donc une éthique du verbe et voulant rendre l'animation plus performante.

Les cafés-philo piégés par la médiatisation et rejetés par l'" institution philosophique "

À la création du premier café-philo, les mass média se sont saisis du fait qui allait devenir un événement, puis un phénomène de société. C'est ainsi que Marc Sautet s'est fait piéger par la doxa. En réaction, l'institution à laquelle il appartenait, et la majorité des enseignants de philosophie, rejetèrent cette initiative qu'ils jugèrent incompatible avec la démarche philosophique, en raison justement de cette doxa. Il faut cependant préciser que leur formation les prédispose davantage à l'écrit qu'à l'oral. Mais depuis cela perdure : à une émission de télévision de Bernard Pivot, trois invités écrivains, réputés pour leurs ouvrages de philosophie, dénigraient les cafés-philo tout en reconnaissant ne jamais y avoir été... C'est une situation paradoxale où ceux qui sont rémunérés pour enseigner la philosophie dénoncent ce besoin populaire tandis que la vox populi, elle, leur reproche leur vacuité. Mais les cafés-philo ne constituent par pour autant, en alternative, un modèle abouti de philosophie contemporaine : beaucoup d'animateurs narcissiques ont dévoyé la fonction sociale que les cafés-philo se sont donnée, à la surprise même de son initiateur, et de surcroît, un besoin de quête de sens sans méthode rigoureuse et implication quotidienne n'est pas non plus du philosopher !

Le café-philo, un espace de liberté pour créer

En Occitan la marge est l'espace, en bordure du champ, qu'on ne pouvait labourer en raison du demi-tour qu'effectuaient les boeufs qui tiraient la charrue pour creuser le sillon. C'est donc dans la marge que les plantes poussaient librement. Mais aujourd'hui, la situation des cafés-philos n'est pas exclusivement marginale : c'est toute la philosophie contemporaine occidentale qui, ces dernières décennies, est laissée en jachère ! Ceci laisse donc un large espace de liberté aux cafés-philo pour concevoir, entreprendre, se développer nonobstant toute institution.

La philosophie au café, est-ce une redéfinition de la philosophie ?

Notre civilisation occidentale se réorganise profondément : transformation des rôles sexués, donc de la famille ; des repères, des valeurs sont devenues obsolètes, d'autres sont à créer. Avec l'évolution de la technologie, nos perceptions deviennent de plus en plus virtuelles, et en réaction nous recherchons l'authenticité. Le besoin de parole et de réflexion se ressent davantage. Beaucoup de personnes cherchent à mieux se connaître elles-mêmes et entreprennent une démarche psychanalytique ; certaines d'entre-elles viennent par ailleurs au café-philo. Il y a donc introspection, par exemple : un enseignant, de formation philosophique, qui exerce la fonction de re-formulateur au café-philo, apprend qu'il n'écoutait pas ses élèves mais leur faisait dire ce qu'il voulait qu'ils disent pour contruire son cours.

Cependant, l'écoute peut être de nature différente : l'écoute psychanalytique s'applique à l'affect, l'écoute philosophique au concept. Pourtant, prendre la parole en public nécessite de se sentir en sécurité ; c'est un risque intérieur : le travail de la pensée pourrait nous modifier, nous impliquer. C'est aussi un risque extérieur : la parole publique nous expose aux jugements des autres, voire à leur condamnation. C'est ainsi que la première prise de parole publique est une mutation intérieure, semblable à une initiation, elle implique la reconnaissance d'autrui. Mais venir au café-philo n'est pas seulement motivé par un besoin d'expression, c'est aussi un besoin de recherche de sens à l'épreuve de l'autre. Il s'agit de tisser des liens, de travailler sur la contamination de soi par la doxa, d'éveiller sa conscience, de penser sa vie et son environnement pour agir, pour s'impliquer dans la cité en citoyen responsable. Le café-philo serait un nouveau canal de communication citoyenne mettant en jeu la relation parole-savoir-pouvoir. Cet exercice, différent de l'apprentissage et de l'enseignement des oeuvres des philosophes, serait-il philosophique ? La philosophie deviendrait-elle populaire ? Nous avançons à tâtons mais des savoir-faire s'élaborent...