Du droit de philosopher dans l'espace social (II)

LA DELIVRANCE1

Aller au café philo, sortir de " chez soi ", de son for intérieur, des livres ? L'une des versions modernes de la Caverne, c'est bien sûr la remontée de Socrate avec les " prisonniers " mi-forcés, mi-consentants à assumer le cheminement vers la Lumière de la faculté rationnelle de juger.

Les principaux moments peuvent, parfois, s'y retrouver car il s'agit, dans de tels lieux, de prendre la mesure de la distance structurale que le discours philosophique entretient à ses marges. En France, seul État-nation au monde dont la constitution est philosophique au sens quasi socratique, il n'y a aucune trace, aucune référence à une vérité révélée, transcendante. Le signifiant religieux " Dieu " et sa présupposition que l'Autre existe sont absents. Cette absence laisse la place à d'autres anniversaires :

- le café des citoyens, le café des sciences, le café littéraire, le café de géographie, les cafés " psy ", " zen ", ou pédagogique plus récemment. Bref, toute une aventure culturelle de l'agora en extension reste à observer, à écouter, tel un événement moléculaire du lien social qui se recompose au point d'un manque dans l'Autre qui n'est pas indifférent au psychanalyste : le plaisir de penser ensemble, de rechercher ensemble la vérité, toujours inattendue et paradoxale dans la danse obscure de la doxa, fascinée par l'invisible et insensible tyrannie du " on ".

- Qui peut ne pas saisir que lorsque la pensée se dé-livre, son du Texte sous l'effet de toutes les boissons que peut débiter un café, un modeste Gai savoir devient praticable ne serait-ce que dans la fulgurance libre d'un propos.

Qu'est-ce qu'un café ? C'est un endroit où l'on retrouve des amis. Le nom idéal du café n'est-il pas en écho avec ce que Héraclite, Montaigne pensaient : peindre le passage. Le devenir-imperceptible de l'être ? Pourquoi ne pas rencontrer des philosophes, des amis de la sagesse ? Tel est le projet de ces nouveaux candides qui cherchent à promouvoir, à rendre public l'activité du philosopher. C'est encore un lieu de socialité, de libre circulation de la presse, des journaux, des personnes, d'échanges des nouvelles du jour, des informations de l'actualité de chacun et du monde comme il va dans la série aléatoire de ce que Freud stigmatise comme le Malaise, autant celui du Désir (Lacan) que de la civilisation (Freud).

Ce lieu reste fondamentalement nécessaire et ambigu : il n'est pas vraiment familial, conjugal, intime, ni vraiment public, politique. Comme au fond de la caverne de Platon aucune décision autre que d'en sortir n'est possible. Le scandale de la publication de M. Sautet peut se résumer dans cette frivolité grave : inviter le totem des philosophes au café ! C'est sans doute en raison de la jouissance de la vie sociale réelle, mosaïque, redondante en schizes continuelles qui se reflètent à l'intérieur de la taverne que simultanément se lèvent les résistances philosophiques. Celle des professeurs de philosophie, des grands étudiants persuadés que l'acte même du penser, du doute, de la maïeutique suppose un dispositif d'école et non un espace aventureux, anodin, que le café organise justement selon une logique ludique ou de commerce et non une exigence scolaire ou universitaire de méditation.

Bien des philosophes ont pensé ironiquement sans le dire que la seule idée de la rencontre dans un café avec le discours philosophique était synonyme d'une étrange prostitution de l'esprit. Ainsi, un tel mélange des genres apparaît encore à certains comme une faute de goût, pire, une impossibilité logique. Affronter la banalité de l'impossible, voire la multiplier en ses figures singulières et quelconques provoque la définition que Nietzsche donne du philosophe : un médecin de la civilisation. Si le café tient davantage de la buanderie de l'opinion, de la doxa, la présence qu'il sollicite y est cependant du plus grand sérieux des intentions, celle par exemple de l'intimité selon les rendez-vous que chacun s'y donne : avec soi, avec le prochain amour, le dernier chagrin d'amour...

La phénoménologie des rencontres dans le café, lieu emblématique d'un certaine disponibilité au repos de soi, à l'accueil de l'autre, mon semblable ou mon lointain... est si riche qu'aucun roman, aucune pièce de théâtre, aucune poésie, aucun film ne peut sérieusement cerner la subtilité des situations, l'impermanence toujours surprenante des agencements par lequel le simple désir d'aimer la vie, d'aimer les gens vérifie avec le premier venu, celui qu'on n'attendait pas, que le dialogue avec l'autre reste une éventualité totale.

De même la quête de la vérité se rythme sur le sismographe imprévisible des rencontres. Le plus difficile, paradoxalement, pour le discours philosophique, c'est précisément d'aller à la rencontre de ce qui n'est pas elle : le tissu bariolé de la coutume, la trame incroyablement hétérogène des us, la cavalcade branché sur le réel de la vie permet au philosophe théoricien, quel que soit son domaine, son " chantier ", selon la belle métaphore ouvrière de Georges Canguilhem de prendre la mesure de l'hubris dont le café est la métaphore vivante et toujours surprenante à celui qui sait que l'étonnement est le label initial de l'interrogation philosophique. La question de l'intime, de l'être, du sens de l'être aussi furtivement est parfois portée par telle ou telle parole au détour d'une intervention. Elle se présente toujours comme un moment d'émotion que la règle du partage, du dialogue en recherche de sa loi de bonne écoute autorise. Le " fil rouge " le plus captivant pour celui qui aime la liberté philosophante, c'est sans doute d'ausculter les frontières toujours incertaines, nomades, de la ligne de partage entre la philosophie et la non-philosophie. C'est selon le déchiffrage de cette redoutable ligne de partage, frontière multiple en migrations, que le discours philosophique retrouve la sauvagerie, strate initiale à toute culture.

Ce n'est d'ailleurs pas un mince esclavage que de se rendre compte que même l'amitié, si virtuellement sollicitée au café, reste souvent une fausse confidence parsemée d'oublis, de leurres, de retournements comiques ou tragiques de la parole donnée ou entendue, tant le rythme de l'échange dialogal est heurté, coupé par le percolateur, l'entrée ou la sortie des personnes qui sont inévitablement des clients, des entreprises, des chercheurs d'emploi, d'aventure en tout genre jusqu'à la dernière nouvelle du jour, qui telle une hypocrite confidence enrayée par la mauvaise foi, trouvera pour seul écho la terrifante rumeur ou la méchante calomnie.

CONVERSER, CONVERSION, CONVERSATIONS

Nos tavernes modernes, telle est l'ambiguïté initiale de la conversation philosophique au café, sont saturées d'un déluge d'informations, de fantasmes nomades, volatils, royaume éphémère d'un narcissisme roi où se brisent bien des miroirs, à commencer l'illusion de ce qui dans le sérieux des intentions fait objection au sérieux éthique d'une parole qui aurait quelque conséquence. C'est le bruit perfide de la même rumeur qui dans son fond grec, a tué Socrate... Les meilleurs peuvent y céder... On peut lire là l'argument suffisant mais non nécessaire selon lequel un professionnel de la philosophie en lycée, en université, risquerait d'y perdre son âme, la légitimité de ses titres, tant le public du café est hétéromorphe, capricieux, insondable en ses abîmes superficiels, remuant, changeant ou franchement chaotique dans ses manifestations d'humeur. La règle implicite de la vie de café est l'obstacle emblématique exaspérant pour tout discours philosophique. Le même obstacle sophistique d'une antiphilosophie dont Lacan avait quelque idée dans sa description de la dynamique du transfert et de l'inconscient. Vous pouvez bien parler, dans le fond in fine, cela n'a aucune importance, cela n'aura aucun conséquence. A priori la philosophie des cafés de philosophie illustrerait-elle le mot de Paul Valéry : ni moins, ni plus sérieuse qu'une fugue en ré mineur?

Ainsi chacun a pu voir certains passagers clandestins entrer et sortir à la même vitesse et en temps fort bref dès lors qu'au détour d'une conversation ou d'un développement surprenant, une question forte se trouvait posée : a-t-on le droit de mourir dans la dignité ? Quel pari bête ou fou que de vouloir créer dans un café un espace démocratique, un moment réglé socialement selon des règles où une fonction critique propre au discours philosophique pourrait rencontrer son espace scénique, son public volontaire ou de volonté bonne.

La taverne est un lieu à la fois de repli et d'ouverture, de repos et de dépense, de libre circulation des informations, des nouvelles, des rencontres mais aussi des idées (revues, journaux, correspondances, lectures...) où le débat démocratique y trouve son rhizome. De même, quel quartier n'a pas son café, quel philosophe n'a pas son livre ? Cependant, ici comme là, la vérité n'est qu'affaire de point de vue, de perspective. C'est bien connu, une même ville n'est pas la même selon le lieu de perspective d'où on la voit. Lieu virtuel de cette forme de réunion où les acteurs ont la possibilité de devenir les auteurs de leurs pensées à partir de leur libre expression.

EXPÉRIENCE PERSONNELLE

De façon plus personnelle, je dirai que mon expérience des cafés de philosophie m'a donné des peines, des joies, des espoirs et des rages aussi fortes qu'un chemin d'existence, riche en contrastes, paradoxes, contradictions dans la vie, procure. Épicure pour les bonnes heures, Marc Aurèle ou Sénèque pour les moments de trahison, de détresse. La nudité des visages, le grain des voix, la force des pensées est parfois au rendez vous. La joie de penser ensemble peut laisser la place à la tristesse des mal-entendus ! Après deux ans d'expérience d'animation, j'ai eu l'immense plaisir de fonder de nouvelles rencontres intellectuelles irréductiblement liées à une valeur d'amitié. J'ai croisé bien des infatuations, bien des fatigues de vivre, quelquefois un grand courage dans le droit citoyen à rechercher un vrai cheminement dans la communauté broussailleuse des grands auteurs, toujours à la recherche d'un lecteur, d'un scripteur nouveau. D'un peuple à venir ? Mais au bout du compte, c'est le sentiment de tendresse, de fraternité tranquille qui a prévalu dans l'expérience réelle de mes rencontres. J'ai parfois même senti que des existences ont basculé vers de nouvelles décisions, de nouvelles lectures, des politiques d'existence différentes... Plutôt réservé quant à la valeur théorique des échanges qui pouvaient se produire, j'ai eu l'extrême surprise de vérifier que le meilleur de mes rencontres universitaires, de mes lectures solitaires pouvait croiser des visages attentifs, des regards ouverts à d'autres perspectives.

LA FORGE DE L'INTELLIGENCE COLLECTIVE

À l'heure où l'Occident découvre à nouveau frais le devenir universel, qui depuis les Grecs fonde l'ensemble de ses ressources, il est plaisant de constater que le désir et le plaisir de penser ensemble peuvent offrir à l'intelligence collective de nouveaux territoires d'expérimentation, de mises en formes symboliques jamais dépourvues d'effets de réels inédits, à l'horizon du désir révolutionnaire des poètes : changer la vie !

A-t-on simplement remarqué que la place du café dans la cité n'est pas une église, une mosquée, une synagogue, un lieu de culte quelconque, ni même l'État ou un quelconque habitat institutionnel ? La tradition du café, lieu de discussion des citoyens tous ensemble mêlés, est une portion, que dis-je, un portail laïque de la liberté que prévoit le droit civil. Ce nouveau territoire d'expression et de vie sociale n'est pas neuf : il est même nécessaire de saisir hors de l'idée d'un Dieu révélé qui penserait à travers nous que l'intelligence qui s'y manifeste est non seulement une propriété privée mais également une sorte de capital commun. La finesse moléculaire des effets post-médiatiques de la révolution cybernétique multiple autant la prise de parole que l'écoute de l'événement qui fait l'histoire au présent. C'est en ce sens que depuis Voltaire et les Encyclopédistes, chaque grande révolution sociale a traversé les cafés, celui des hypercentres de nos villes comme celui des périphéries fort justement nommées banlieues. Quel philosophe, hors de la tentation sociologique, ira promener son rasoir d'Occam dans la forêt noire où l'impossible du penser se confond avec la phobie, voire l'interdit de penser. Un exercice de Démocrite est resté célèbre " parler face à la mer " avec des cailloux dans la bouche afin de mieux préparer l'articulation de la voix à son expression de la vérité. Il s'agit aujourd'hui de parler au public et en public face et contre les " bouches à moteur ", belle expression d'O. Brenifier, qu'usine le déluge inédit jusqu'alors dans nos cultures, des torrents d'images télémédiatiques. Réapprendre à (se) parler, se réapproprier une subjectivité vivante et pensante en dehors des anciens protocoles verticaux et hiérarchisés.

Lieux de solitude, lieux de singularité anonymes, la simple présence d'une place virtuelle pour le discours philosophique se confond avec le murmure de ceux qui ne renoncent pas à exercer leur droit de penser librement. La modestie des protocoles, la simplicité des participants donnent à la vie philosophique un souffle qu'aucun rêve de Socrate n'aurait désavoué. Passagers clandestins de ces nouveaux lieux, immigrés de la subjectivité selon la généreuse formule de Pierre Lévy, avec ses clients fidèles ou de passage, le café de philosophie reste une spécificité française. Est-ce pure coïncidence au pays de Montaigne, Descartes, Voltaire, Diderot, Condorcet que d'allier la liberté citoyenne à la liberté du droit à philosopher hors de toute institution d'enseignement ? Si, comme le note un théoricien de la dimension objective et fantasmatique des institutions, P. Legendre, la révolution laïque a été ratée, cela nous paraît en forte corrélation avec l'enfermement du discours philosophique dans l'ordre élitiste des grandes verticalités de l'État. N'oublions pas que Socrate est déjà l'homme du réseau, de la recherche transversale et transdisciplinaire de la communication par tous les moyens du discours rationnel dès lors que la vérité est en question. Le citoyen de la cité est aussi bien l'habitant du cosmos que l'habitant des confins de la caverne, point de limite du pouvoir tyrannique des ombres, des vertiges des simulacres, des " pictas " ; là où la voie de sortie est indiquée sous le nom souverain d'entretien entre amis de ce qui, de l'être peut se dire et, du non-être, ne rien se dire. C'est sous le signe ascendant du " dialogue " toujours déjà en route vers le rechercher ensemble la vérité que l'amitié peut commencer. Même au café, il n'y a pas d'autres entrées pour faire un tour, ou (re)tour vers ce qui du vrai est toujours neuf.

Être soi même et penser soi-même s'expérimentent dans un virage qui n'est pas forcément celui de l'individualisme consumériste, mais inventent un lien citoyen qui donne à la rencontre mitoyenne entre la philosophie et les multitudes, le Peuple à venir, de nouvelles chances. Chances qui, pour moi comme pour d'autres, renouent paradoxalement en un élan révolutionnaire, le courage d'être heureux et la nécessité de résister à l'inhumain.

Socrate et Nietzsche ensemble dressent la cartographie désormais moderne d'une raison tressée par une éthique de la discussion, de la conversation dans le meilleur des cas. Descendre dans la caverne, telle serait la prescription socratique, afin de " nuire à la bêtise ", tel serait le voeux de Nietzsche (lutter contre ce que Hannah Arendt désigne significativement comme la " banalité du Mal "). L'un et l'autre sont d'éternels " passeurs " de l'étonnement, de l'enquête, de la volonté interrogative et communicative de savoir, tendu vers l'impossible de la vérité comme tâche sans condition du penser. Si proches dans le temps de l'apparition d'un nouveau mode de penser, si lointains dans l'espace réel de la civilisation, pourraient-ils trouver un moment amical de répit contre toutes rumeurs dans ce modeste lieu citoyen soumis à toutes les vagues de la banalité du quotidien ?

Tel serait un aspect incontestable de la justification de la présence des philosophes dans ces lieux mi-privés, mi-publics que sont les cafés, comme si la révolution laïque ouverte par Socrate contre l'ombre théocratique des mythes avaient aujourd'hui à descendre dans les lieux les plus sensibles où la communauté humaine cherche à tâtons, au-delà de tous ses fantômes identitaires, les nouvelles marques ou conditions d'un débat démocratique

RAISONS EN RÉSEAUX

À l'heure de l'avènement de l'intelligence collective issue de la révolution technique, scientifique, culturelle des réseaux, le bistrot de philo reste ce qu'il devient : une modeste unité sociale où se réfracte l'accueil anonyme des étrangers, des familiers. La libre réflexion philosophique est elle-même l'accueil de ce tiers qu'est la conversation. Comme dans la métaphore de la ville de Leibniz, chaque convive est une perspective sur la vérité qui ne saurait en éliminer aucune autre. Lorsqu'une parole philosophique parvient à l'énonciation, alors une médiation, un passage s'effectue et son effet de vérité, même éphémère, au-delà de la confiance et du plaisir partagés, reste un point de démonstration non négligeable. La philosophie s'honore à se risquer vers des contrées inhabituellement propices à l'humble et tenace courage que sollicite le désir qui la constitue. À tous les réfractaires de ce risque, répondons que l'usinage du masque derrière lequel la passion d'être un Autre se vérifie, a toujours été la stratégie du philosophe qui tel Eros, oscille volontiers entre la ressource, l'invention, la ruse (Poros) et la pauvreté, le manque, le désir sans condition (Pénia).

Au café, au lycée, à l'université le signifiant de passe du philosopher n'est autre que la figure nécessairement étrangère et familière de l'amour, du désir. Encore une fois la modestie du lieu est sa plus grande richesse, car la solitude du penseur ne l'a jamais protégé de la cécité2, de l'illusion, tant la servante de Thrace est toujours comme le caillou dans la chaussure, celle dont l'amant de la vérité philosophique ne doit pas éviter l'invitation, afin que son cheminement vers plus de vérité et de réel soit un point de sortie du tumulte des opinions ou des passions qui interdisent ou intimident le penser.

Rendre possible la seule présence d'un espace de discussion philosophique dans les cafés, lieu mitoyen entre le privé/l'intime et le public/le civil non seulement renforce l'espace citoyen, mais permet à chacun, simple participant ou animateur, de jalonner dans le tumulte de nos cités modernes la tâche socratique. C'est toujours, au-dessus de tous les gouffres, celui de l'origine (Sexe), de la fin (Temps, mort) et sur le seul fil tendu de l'Idée, du Concept inventé que le seul rendez vous amoureux de l'à venir est en question.

Celui qui n'a pas expérimenté le dur travail du forceps qu'impose le poids de l'opinion ne peut connaître la joie naissante de celui qui par la lumière d'une Idée aperçue peut accéder à un moment de vérité. Dans le fond, nous faisons le pari que ce qui fut pour Platon le lieu de l'Autre de la vérité (la Caverne), lequel n'a jamais existé sinon dans le fantasme de tout tyran, reste désormais exposé à la montée de la transparence du savoir. Dans ce qu'avec Legendre nous identifions comme la troisième mondialisation3, le petit café de quartier est comme une maille dans le réseau de ce nouveau labyrinthe où Ariane et Hermes peuvent se rencontrer. Ces nouveaux espaces dépourvus de toute transcendance à l'image des forums électroniques, des listes de discussion, des dialogues virtuels, sont autant d'alvéoles d'un système universel a-centré où le chaos des événements rencontre, à l'occasion dans la chaleur fraternelle, le scalpel du philosophe, qui redistribue la donne des mots et des choses face à l'énigme du réel.

SOCIUS

Le café est l'un des rituels les plus inaperçus de la vie démocratique et républicaine. Porté par plusieurs grandes vagues de l'histoire des idées : Révolution française, les Lumières, le Romantisme, la renaissance contemporaine du Bistrot de philo est probablement en relation avec l'effondrement de l'idéal léniniste de la Révolution. L'un de ses enjeux discrets mais néanmoins réel semble appartenir comme une brique dans un bâtiment à la " construction laïque de la subjectivité ".

" ... si le christianisme occidental s'est appliqué à assurer le maintien de sa vision de la subjectivité conjugué à un abandon de sa ritualité, la construction laïque de la subjectivité n'a pu fonctionner sans déplacement de la fonction d'étayage dont était investie la religion, vers une quasi-ritualité sociale servant de cadre au tourment d'interroger : roman, théâtre, cinéma. Cette structuration, dont le Romantisme a constitué le pivot historique, témoigne d'une herméneutique sociale maintenue ignorante d'elle-même et fragmentée - fragmentation dont l'effet équivaut à une véritable police de la pensée -, univers de discours coupé en deux ; d'un côté, le système expert de la psycho-psychiatrie s'emprisonnant dans le positivisme ; de l'autre, la casuistique en liberté, réfugiée dans les arts, dont on peut affirmer qu'ils ont partie liée avec les montages de la Raison. "

La descente des professeurs de philosophie mais aussi des amis de la philosophie (véritable pléonasme sympathique !) dans les anciennes tavernes du monde médiéval devenu café du commerce dans nos Républiques, est un signe non négligeable, d'une certaine popularisation du désir de philosophie. Ne met-il pas en pratique l'appel de Denis Diderot : " Hâtez-vous que la philosophie devienne populaire ! ".

Face au retour de la question de l'Ancêtre sous sa forme la plus sauvage (Ben Laden n'est qu'un nom de ce retour de la primitivité sauvage en matière non pas de censure mais de négativisme terroriste), il paraît urgent de réexplorer les nouvelles zones d'ombres de nos espaces de vie sociale. L'humilité de la tâche du penser en ces lieux devenus paisibles, redonne au théâtre de la raison et au ciselage libérateur du concept une dimension inédite, baroque et ouvrière.

N.-B. : Note pour E. Coulon , un ami, initiateur du Café de philosophie dans le style le plus pur de l'héritage du Droit Civil. C'est à lui que je dois, par son exemple, d'avoir surmonté ma résistance à tenter l'expérience : pratiquer la philosophie dans la vieille taverne.

Initiateur du café de philosophie à Toulouse au Florida en 1995-98, il invita M. Sautet lors du lancement de cette initiative ainsi que pour le premier anniversaire de pratique philosophique hebdomadaire face au Capitole. Il fut le co-fondateur de Socrate and Co. La ligne éditoriale était centrée sur une réflexion philosophique sur l'actualité. À ce propos, Eric me disait que le problème consistait à sortir de l'actualité, pour donner à la pensée toute sa puissance de mise à distance, de fonction critique : la méditation est en elle-même agissante... Il y a une dimension vibratoire, énergétique de la pensée dès lors qu'elle se manifeste partout où elle a lieu ; y compris le bistrot de philo.


(1) Première partie de l'article dans le n° 14, juin 2002.

(2) Dorra Max Heidegger, Primo Lévi et le séquoia. (La double inconscience) Ed. Gallimard, 2001.

(3) Pierre Legendre, De la société comme Texte (Linéament d'une anthropologie dogmatique) Fayard, 2001.