Belgique : l'éducation morale comme expérience

Cet article est le fruit de l' expérience d'un jeune enseignant, un regard critique sur la pédagogie du cours de morale en Communauté française de Belgique, une réflexion personnelle menée avec des élèves du secondaire inférieur (Collège en France) sur l'éducation morale comme expérience de pensée et d'être...
" Partir d'eux, de ce qu'ils ressentent, de ce qu'ils vivent et gravir avec eux l'escalier de la vie. "(F. Andriat, Vocation prof, Éditions Labor, 2001)

LE LABORATOIRE DES ATTITUDES

Le cours de morale, en Communauté française de Belgique, bénéficie d'un statut particulier. Il s'agit bien d'un cours hors norme, où il est question, avant tout, de s'exercer à l'écoute, la prise de parole, la confrontation, le dialogue, la réflexion, l'autonomie. Bref, c'est un espace de parole où l'adolescent en situation, c'est-à-dire à partir de son expérience de vie, fait question. Un cours où il est question de choix, de valeurs, d'identité.

À la croisée entre l'action, la pensée et l'affectif, l'enseignant y joue un rôle d'équilibriste, faisant sans cesse le lien entre le vécu, les valeurs et l'action1. Instigateur d'autonomie, il doit stimuler à la réflexion et à l'adhésion dans un esprit d'ouverture propre au pluralisme, tout en induisant le souci d'universalisme et, par là même, l'attachement à une citoyenneté responsable. Là où une seule morale, transmise comme un savoir constitué, ferait du maître le détenteur d'un savoir, lui accordant par là une légitimité et une autorité naturelle, le cours de morale instaure un rapport d'éveil, de questionnement, privilégiant la construction de soi dans l'autonomie. Lieu d'écoute et de recherche, la classe de morale doit représenter pour l'élève la possibilité de questionner ses acquis, ses certitudes, ses repères, en se frottant à l'altérité, en aspirant à une identité véritablement personnelle, qui soit le fruit d'une lente élaboration. Vaste projet, histoire d'une vie plus que d'une enfance... Face à ce lointain objectif, l'enseignant doit faire preuve d'inventivité. Recherchant continuellement des " outils " pouvant contribuer au cheminement moral de ses élèves, il fait fonction d'expérimentateur. Dès lors, on identifiera facilement la classe de morale à un laboratoire d'attitudes - aussi bien sur le plan moral que pédagogique.

UNE ÉDUCATION À L'ENGAGEMENT EST-ELLE POSSIBLE ?

Plus qu'en termes de légitimité - question qui aboutira, sans trop de difficultés, à un consensus - il s'agit de se demander sous quelles conditions, par le biais de quelle didactique une telle éducation est possible. Statut paradoxal, en effet, que celui de ce cours où l'ultime visée échappe à toute évaluation, littéralement extra muros : l'engagement. Que serait, en effet, une éducation morale qui s'en tiendrait à la simple acquisition de savoir ? En morale plus que nulle part ailleurs, théorie sans pratique ne rime à rien. Ce qui relève de l'évidence, voire du truisme, ressemble pourtant à un paradoxe, dès lors que le lieu où se joue l'enseignement n'est pas le lieu où se joue la vie, mais seulement une facette de celle-ci. Tout enseignant de morale est confronté à cette question cruciale : les mots vont-ils être traduits dans des actes ? Question de cohérence mais aussi de sens, pour que l'expérience intra muros ne se résume pas à un exercice de palabre.

Cette question des limites renvoie à un problème tout aussi central : l'évaluation. Quelle évaluation pour le cours de morale ? Sur quoi l'évaluation doit-elle porter ? On ne peut évacuer la question sans toucher au deuxième paradoxe, à savoir, l'impossibilité d'évaluer le savoir-être. Heureuse impossibilité, dans la mesure où l'évaluateur du savoir-être, pour avoir un tant soit peu de légitimité, devrait être lui-même un être moralement abouti. Qui oserait se présenter comme tel ? Et pourtant, nous semble-t-il, comme dans tout laboratoire qui se respecte, il est possible, voire souhaitable de réunir au sein même de la classe de morale les conditions de possibilité de l'action éthique. C'est ce que semblent nous prouver les nombreux outils ou dispositifs dont dispose l'enseignant de morale. En Belgique, une revue de pédagogie de la morale favorise l'échange de ces savoirs pratiques, permettant ainsi à tout un chacun d'échanger des expériences du terrain qui constituent une véritable richesse face aux innombrables ouvrages théoriques sur l'éthique, l'éducation aux valeurs, etc., qui laissent le plus souvent rêveur l'enseignant qui est à la recherche de concret.

RÉFLEXION SUR LA PRATIQUE

Comment peut-on éduquer aux valeurs sans moraliser et sans faire appel à l'argument d'autorité ? Autrement dit, par quels moyens l'enseignant peut-il transmettre des valeurs qui ne se présentent pas comme un prêt-à-porter ? Comment faire de l'éducation aux valeurs en donnant à l'élève la possibilité, comme dirait Kant, de " sortir de l'état de minorité ", c'est-à-dire en le mettant sur le chemin de l'autonomie ?

Partant du présupposé que les valeurs ne deviennent personnelles qu'à travers une réflexion et discussion sur le vécu, par la pratique d'une démarche réflexive, le cours de morale opte pour une démarche constructive où rien n'est donné dès le départ. Questionner le réel, l'expérience de vie des élèves, c'est partir d'un magma existentiel où la réflexion cède souvent à l'impératif de l'action, où règne, le plus souvent, une confusion originelle entre les sentiments, les intérêts, les contraintes et les valeurs. C'est donc à partir de l'empirique, du singulier, du sujet en situation que l'on peut faire émerger des représentations, des présupposés, des conflits de valeurs, par le biais desquels on pourra élaborer une problématique morale. C'est d'ailleurs, souvent, au plus grand étonnement de l'adolescent que s'opère cette émergence de la dimension morale de l'existence. La classe de morale est l'opportunité d'une prise de conscience de soi, de sa propre identité - et, par-là même, de ses acquis conscients et inconscients, volontaires et involontaires. On mettra donc difficilement la théorie en premier lieu, car elle occulterait cette spontanéité de l'être qui ne peut se dire que hors contexte ou hors référence.

Toutefois, cette priorité du vécu, de l'existentiel n'est pas sans danger. L'émotionnel, le ressenti, peuvent à tout moment transformer la communauté d'échanges - où le vécu se donne à penser - en communauté de relativismes - où le vécu n'est qu'une affaire personnelle. C'est à ce niveau que nous avons rencontré le plus d'inertie, voire de résistance, chez certains adolescents qui refusent d'objectiver le vécu, l'affectif, de les mettre à l'épreuve de la raison, sous prétexte qu'il s'agit de leur vie privée2. Cette intrusion de la pensée - comme réflexion et analyse - au coeur du sujet en situation renvoie à une question de fond : quelle finalité la pensée a-t-elle pour l'adolescent ? Mais aussi la question suivante : quel genre de rapport l'adolescent entretient-il avec l'idée de " penser sa vie " ? Dans cette période de la vie où l'identité, la personnalité se façonne le plus, à travers des orientations qui seront déterminantes pour l'adulte à venir, l'exercice de la pensée peut être perçu comme un générateur d'angoisse, de perplexité, voire même une menace pour ce " je " qui n'est pas encore vraiment " moi "3. L'adolescent ne voit-il pas dans la pensée un exercice de maturité, une méthode à l'usage des adultes, de ceux qui ont un " moi " bien défini à partir duquel penser est possible, alors que pour lui le " moi " est une construction de tous les jours, une lente élaboration toujours en cours ? Enfin, on peut percevoir sa difficulté à voir la pensée traverser le vécu et l'organiser à travers des notions, des concepts, des catégories4. Dès lors, afin de limiter ce genre de blocage, trois règles s'imposent :

1) le vécu ne doit pas être dit s'il peut fragiliser l'élève face à la classe (c'est le cas d'un vécu à fort contenu émotif) ;

2) le vécu doit pouvoir être transposé chez une autre personne5 ;

3) personne ne peut juger le vécu.

Un exemple

Afin de mieux illustrer notre démarche, nous allons prendre un exemple de dispositif d'émergence des représentations que nous avons expérimenté avec les classes de 3e secondaire (4e, en France), à travers un thème particulier : la violence. Ce dispositif s'articulait de la manière suivante :

Première étape

Il s'agit d'une première approche de la notion de violence. Ce qui est mis en valeur, à ce stade, c'est la compréhension individuelle de la notion. Cela nous permet de donner libre cours aux représentations individuelles, plutôt que d'imposer une définition à caractère universel ou une approche théorique particulière. On pourrait présenter cette étape comme un stade perspectiviste.

1) On demande aux élèves d'associer le terme " violence " à un autre terme. Pour ce faire, chaque élève écrit le mot au tableau - sachant que tant l'exploitation de l'espace tableau que la manière d'écrire peuvent contribuer à l'expression. Chaque élève justifie très brièvement son choix.

Remarque : Ce premier exercice permet de récolter des éléments disparates qui constituent autant de clés pour définir la violence.

2) À partir de cet exercice des mots associés - que l'enseignant peut adopter pour n'importe quelle autre étude de notion - il devient possible de construire une vue d'ensemble qui s'articulera sous forme de définition personnelle. Il ne s'agit donc pas de définir la violence en tâchant d'être le plus objectif possible, mais bien de dégager une définition qui illustre au mieux " ce que j'entends par violence ".

À ce stade-ci les élèves doivent passer de la simple association de mots ou d'idées à l'élaboration d'une " représentation de... " Ce passage du terme associé à la représentation est un premier effort d'abstraction. Face à un ensemble d'éléments reliés à l'idée de violence, l'élève doit parvenir à une vision organique tout en ayant le souci de préserver une certaine complexité.

On a pu remarquer que de nombreux élèves éprouvent de grosses difficultés à opérer ce passage. Tiraillés entre le terme qu'ils ont choisi et l'ensemble de termes associés venant du groupe-classe, ils dérivent facilement vers une définition sommaire, simplifiant à outrance la variété de facettes d'une même notion.

Deuxième étape

Les définitions individuelles sont autant de représentations d'une même notion. Elles rendent possible la problématisation qui est d'autant plus riche qu'il y a de combinaisons possibles entre elles. Face à la diversité et à la complémentarité des définitions, nous n'avons pas privilégié une seule définition mais bien la complexité grâce à laquelle la notion fait problème.

Remarque : c'est à ce niveau du dispositif que la didactique du cours de morale s'apparente à une didactique philosophique. La définition des élèves est un " démarreur philosophique " à partir du moment où elle induit des questions plus qu'elle n'apporte de réponses. C'est précisément à cette occasion que les élèves mettent à jour les questions clés : " La violence est-elle une forme d'agressivité ? ", " L'animal est-il violent ? ", " La violence peut-elle être légitime ? ", " Peut-on être raisonnablement violent ? " Autant de questions qui permettent de clarifier des rapports essentiels - violence/agressivité, violence/raison, animalité/violence - sans lesquels il ne serait tout simplement pas possible de définir la violence, sinon en se référant à qui de droit, par exemple en privilégiant une approche par les textes.

Une approche de ce genre doit se faire en clarifiant le sens des mots, en " débroussaillant " le langage adolescent, où l'usage des mots est souvent peu soucieux d'une fidélité aux notions et aux nuances. La problématisation est, en premier lieu, une affaire de mots et d'usages de mots qui méritent à être clarifiés.

Troisième étape

Après avoir clarifié les termes, les relations entre ces termes et avoir questionné les notions clé (agressivité, animalité, légitimité, raison, etc.), il devient possible de structurer la pensée afin de répondre à la question " Qu'est-ce que la violence ? ", non plus d'un point de vue subjectif, mais dans l'optique d'une définition qui puisse être universellement valable, c'est-à-dire, avant tout, reconnue par tout élève de la classe. À ce stade du dispositif, les élèves doivent être en mesure de passer de leur définition à une approche plus globale, plus complexe de la notion visée. Tout en opérant une synthèse des approches singulières, par un effort d'abstraction, on élabore une définition qui puisse rendre compte de la complexité.

Ce dispositif ne s'arrête pas là. La pensée étant structurée, les élèves sont (théoriquement) parvenus à un consensus, à une représentation commune de la violence. Se contenter d'avoir clarifié la notion de violence reviendrait à esquiver la finalité même de l'enseignement éthique. Ici, la pratique de la réflexion et du débat ne représente aucunement une visée en soi, bien qu'il s'agisse d'une compétence nécessaire. Ce qui est visé c'est bien l'action, ou mieux, l'agir moral.

Le dispositif repris ci-dessus peut alimenter un retour au vécu (l'agir) qui s'impose en vue de re-penser l'action dans sa dimension morale. Ce passage, on peut l'opérer à l'aide de plusieurs dispositifs éthiques. Il nous semble qu'un exercice de prise de position, sous forme de débat ou de plaidoyer, puisse servir à l'élève comme exercice de clarification et de cohérence, en mettant l'adolescent à l'épreuve de ses propres arguments et de ceux des autres élèves6. On ne le répétera jamais assez, l'épreuve de l'altérité facilite la décentration et, dans le meilleur des cas, elle permet au sujet de reconsidérer sa position en évoluant vers ce que Kohlberg appelle un " stade cognitif " supérieur7.

Pour en savoir plus

Entre-vues

"Revue pour une pédagogie

de la morale",

53 numéros publiés.

Diffusion :

Entre-vues c/o Brabant Wallon

Rue Provinciale,

11 - B - 1301 - Wavre

Belgique

Pour tout contact :

Michèle Coppens

coppensmi@infonie.be


(1) Rappelons, à ce titre, que le programme du cours de morale induit une méthode en quatre étapes qui part de la dimension existentielle - en accordant au vécu le rôle d'embrayeur ou stimulus - faisant par là de l'expérience de vie une matière à penser. Cette méthode proprement inductive permet à l'enseignant, non sans difficultés, d'opérer le passage de l'empirique ou du vécu-ressenti au cognitif, rendant ainsi possible la problématisation et l'émergence d'une pensée rationnelle grâce à laquelle l'élève pourra envisager la dimension éthique du vécu. Cette trajectoire qui va du particulier au général, du singulier à l'universel n'est proprement " morale " que dans la mesure où elle opère un aller-retour -vécu/action à valeur/principe à vécu/action - laissant par là le mot de la fin à l'engagement. Cette démarche est présentée, dans le programme, à la lumière des quatre compétences essentielles : affectives et socio-affectives, visant le développement de la sensibilité (sentir, ressentir) ; cognitives, visant le développement de la pensée (penser, faire sens) ; éthiques, visant le développement de la conscience morale (choisir) ; décisionnelles, visant au développement de l'engagement dans l'action individuelle, sociale, citoyenne, collective (agir).
Dans le prolongement de cette note, on lira avec intérêt l'article de G. Jourdan, paru dans le n° 7 de la présente revue.

(2) On peut parler, dans ce cas, d'un refus de penser le vécu, voire même de l'objectiver. C'est le cas de certains adolescents qui voient dans l'existentiel (vécu, ressenti) une propriété et identifient la pensée à un exercice de violation de la propriété, voire de profanation.

(3) Comment ne pas penser à ce que F. Dolto écrit dans " Paroles pour adolescents ", sous titré Le complexe du homard.

(4) Pourtant, pourrait-on ajouter, l'adolescent ne s'étonne pas de voir le vivant, la matière, l'espace, le temps sous l'angle de la biologie, de la chimie, de la physique ou des mathématiques.

(5) À titre d'exemple, dans le cadre d'un jeu de rôle, un drama, un dilemme moral, une correspondance philosophique.

(6) Plusieurs dispositifs mériteraient d'être pris en compte à ce stade du cours :
- l'étude de cas : l'enseignant soumet différents cas de violence aux élèves en leur demandant de répondre à une question précise - par exemple, " Légitime ou illégitime ? ". Cet exercice peut se poursuivre sous forme de plaidoyer - ce qui suppose que les élèves utilisent les arguments avec cohérence et rigueur - ou de débat.
- le jeu de rôle : les élèves mettent en scène une situation-problème. Chaque élève se demande quelle serait son attitude en situation (Cf. clarification des valeurs).
- le dilemme moral : les élèves doivent privilégier l'une ou l'autre option (valeur) d'une alternative, en donnant priorité à une de leurs valeurs personnelles. Le dilemme débouche toujours sur la question suivante : " que devrait faire le protagoniste ? ".
- la grille de cohérence : dans une situation donnée, où les intérêts d'une ou plusieurs personne(s) sont en jeu, l'élève doit choisir une réaction possible, la décrire, en chercher les raisons, la valeur/le principe de référence, évaluer les conséquences de sa réaction pour lui-même, l'autre et son entourage. Enfin, last but not least, il doit se mettre à la place de l'autre (afin d'évaluer la cohérence de son choix)
Mais aussi : le dialogue socratique, l'argumentation et la plaidoirie, la correspondance philosophique.

(7) Cela est vrai pour l'élève, mais aussi pour l'enseignant ! Ainsi, un professeur qui aurait, pour ainsi dire, les idées arrêtées par rapport à telle ou telle question, serait amené à revoir son jugement Refuser cette possibilité c'est ne pas jouer franc jeu. On pourrait se référer, par exemple, à une zone d'ombre du cours de morale, à savoir : le regard relatif aux croyances et à la spiritualité. Il est de bon ton, suivant une certaine conception de l'identité laïque et du libre-examen avec laquelle nous sommes résolument en désaccord, de voir une contradiction entre la croyance et la liberté de pensée et de se déterminer d'une manière autonome. Certains élèves, lorsqu'on est prêt à entendre réellement ce qu'ils pensent et vivent, s'inscrivent à l'opposé de ces conceptions arrêtées. Mais, on touche ici à une question qui ne trouve pas sa place dans cet article, à savoir, la question du rapport entre le libre-examen et la croyance.