Penser à partir du corps

Le corps a été un grand oublié du cours de philosophie. Pourtant il peut apporter une base expérimentale à la " leçon " de philosophie sans rien lui faire perdre de son classicisme, de sa rigueur argumentative, et renforce même son caractère sérieux par le gage d'une expérience possible. En plus les élèves s'impliquent vraiment dans le cours, puisqu'il s'agit de leurs corps et de leurs vécus qui sont présentés comme garants des propos du professeur.

Il est clair qu'il faut obtenir un silence complet et une vraie concentration sur soi (ce repos que Descartes réclame pour méditer dans sa première méditation métaphysique), pour que le corps puisse être utilisé de manière efficace. Pour l'instant, je n'ai rien trouvé de mieux que de partir des bases de la relaxation adaptée à la philosophie, pour déboucher ensuite sur de l'expression corporelle, ou mieux des mouvements dansés, ou le plus souvent sur de l'écriture philosophique. Le corps apparaît dans les exercices de relaxation comme pratique expérimentale du cours. Et il faut que l'enseignant ressente dans son corps les suggestions qu'il va donner aux élèves comme base expérimentale de son cours.

LA RELAXATION PHILOSOPHIQUE

La relaxation philosophique, telle que je la conçois, prend le corps comme lieu d'expérience des concepts. L'élève entre dans un état de demi-sommeil où il doit rester vigilant et à l'écoute de ce que les suggestions philosophiques provoquent dans son corps. Le premier point est d'arriver au calme et au silence, c'est possible même avec un effectif de trente-cinq élèves. Alors méditations et prises de conscience sont effectives. Après le silence du début, il peut y avoir musique ou enregistrements de bruits. Toutefois, il est aussi possible de fonctionner sans support musical. Les premières suggestions portent sur les parties du corps à décontracter. Insister sur la lourdeur et le poids de ces parties. Ensuite il faut faire varier les suggestions en fonction du thème abordé en cours et dont la relaxation sera la vérification expérimentale.

Supposons qu'on ait à expliquer la proposition : " tous les corps sont étendus ", ou " tous les corps sont pesants ". Le cadre peut être un cours sur l'espace ou un cours sur le jugement ou sur la théorie cartésienne de la matière. Les suggestions de bases peuvent être de faire sentir les articulations du corps, la colonne vertébrale : l'étendue suppose une structure, ce que Descartes appelle formes et figures. La colonne vertébrale est une forme, ligne, longueur, avec direction. L'espace est déjà ouvert à du mathématisable. On peut essayer de compter, ou de séparer en unité les éléments de la colonne. À partir de là, plusieurs pistes sont possibles : une est particulièrement intéressante pour un cours de réflexion sur la relaxation. L'image que les élèves ont de leur colonne vertébrale est autant imaginaire que réelle. Ils ne peuvent pas la toucher, mais la sentir avec leur chair et les représentations culturelles qu'ils ont de cette colonne.

Mais si l'on veut vraiment poursuivre sur l'espace et l'étendue, la prise de conscience peut se situer sur le volume de la chair dans son rapport avec la peau. Prendre conscience que la peau a une extension par la saisie d'une multiplicité de pores ou de poils. Leur faire sentir la caresse de l'air sur les poils et sur la peau pour comprendre l'opposition entre la continuité et la multitude pointilliste et discontinue de l'espace. D'autre part la situation du corps dans l'air, par rapport au vêtement, à la table, peut être une appréhension du sens et de l'orientation que la matière suppose... À l'inverse, un cours sur l'âme et son immatérialité ou sa matérialité peut être facilement expérimenté par la relaxation.

LE CORPS COMME OBJET D'ART

Parfois la relaxation est utile pour faire comprendre un exercice de réflexion donné dans le cadre du cours. Supposons la question suivante : " Le corps peut-il être un objet d'art? " Comme toujours la première suggestion à donner est celle du plaisir pris au demi-sommeil. Après avoir obtenu le silence, les faire se concentrer sur le contact avec le sol : ils doivent se représenter la manière dont le pied se rapporte à la chaussure, au tissu de la chaussette, puis au repos sur le sol. Suggérer que sur la plante des pieds, il y a des points plus sensibles que d'autres qui sont pleins d'une présence vibratoire plus importante. Se concentrer sur les vibrations au niveau de la peau, puis de la chair. Faire remonter le regard intérieur sur les vibrations des pieds aux jambes, puis le long de la colonne vertébrale jusqu'à la tête, avec plus ou moins d'arrêt descriptif suivant les cas.

À partir d'un véritable calme des élèves, pleinement constaté, les suggestions peuvent être mélangées à des éléments d'interprétation et de compréhension de l'exercice. Ainsi, lors de la remontée le long de la colonne vertébrale, si l'on suggère la prise de conscience de chaque vertèbre, de leurs séparations et articulations, expliquer que le corps est ici recréé en oeuvre : la colonne vertébrale est posée par des images mentales qui, étant internes à la conscience, transforment la chair en esprit, en une substance matérielle et spirituelle. Expliquer qu'une vertèbre occupe une étendue, et que l'extension est un attribut de la matière. Faire se concentrer sur l'espace de la vertèbre, limité par des bords et des formes précises. Formes et figures sont aussi des attributs de la matière. Mais en même temps, il y a là une opération artistique, puisque la matière est transformée par l'image mentale qui a à la fois une extension charnelle et un caractère idéel, conceptuel où le corps devient posé par le mental.

La prise de conscience en demi-sommeil transforme le corps en objet d'art. La transformation en objet résulte du fait que la conscience a la colonne vertébrale comme objet de sa visée, et la transformation du corps en oeuvre d'art résulte du fait qu'il est posé et reconstruit par les images de la conscience qui sont propres au vécu intime et culturel de chaque élève. Après être arrivé au niveau de la tête, le travail de suggestion peut continuer : les faire se concentrer sur les racines des cheveux, avec leurs rapports pointillistes à la peau. L'étendue de la peau peut être appréhendée soit comme continue, soit comme granuleuse : leur suggérer que la peau est comme du sable et qu'à travers les pores de l'air circule. Dans la succession des impressions, leur montrer la simultanéité des problèmes : en même temps la peau donne l'impression de contenir l'expansion de la chair et du sang. Leur suggérer que leur chair devient liquide, que c'est l'air extérieur qui appuie sur la peau et qui par son poids empêche la liquéfaction de s'étaler indéfiniment. De ce fait la question du corps comme oeuvre se pose comme celle des limites de la forme des membres et des autres éléments qui font reconnaître qu'il s'agit d'une forme humaine. On a l'impression que l'espace est l'artiste qui modèle les formes du corps : la nature y est créatrice de la plastique humaine. En même temps la suggestion de la liquéfaction permet de sentir la force modelante de la chair à l'intérieur du corps. À ce stade, un élément de suggestion est important : c'est celui de l'impression que le corps repose sur l'air, que la tête s'appuie sur l'air. C'est cette impression qui permet de découvrir la possibilité d'une danse libre, d'un mouvement du corps créé à partir de soi-même. L'exercice de relaxation peut alors déboucher sur une créativité dansée liée à une libre écriture à l'écoute des sensations profondes trouvées dans la relaxation.

Dans d'autres exercices, un ou des auteurs dont les textes sont ou vont être étudiés, peuvent être utilisés comme éléments de suggestion. Ainsi le dualisme cartésien s'approche parfaitement par la sensation que le point de départ des images mentales se situe en dehors du corps, puisque le mécanisme de la suggestion suppose que la parole de l'enseignant est séparée du corps qui l'entend. En même temps, le dualisme implique l'union et la présence de l'âme au corps. Comment se fait la jointure des deux substances, par un organe ou de manière globale? La relaxation doit donner à réfléchir et fournir des pistes pour critiquer telle ou telle théorie. Chacun fait l'expérience à sa manière. C'est pour cela que cette pratique doit être le plus souvent associée à une écriture philosophique qui rende compte de l'itinéraire de chacun dans ses sensations et sa compréhension des problèmes. Certes, l'écriture n'est pas toujours possible, du fait du nombre élevé des élèves ou du peu de temps dont on dispose, mais elle est souhaitable.