Allemagne : philosopher avec des enfants

Recension d'un ouvrage de base.

Recension d'un ouvrage de base2.

Ekkehard Martens, né en 1943, est professeur d'université en didactique de la philosophie et des langues anciennes à l'université de Hambourg (D). Auteur d'une vingtaine d'ouvrages et coéditeur de la " Revue de didactique de la philosophie et d'éthique3 ", il participe depuis 1998 à une expérimentation contrôlée du philosopher à l'école. Depuis vingt ans, philosopher avec des enfants est une activité qui se développe en Allemagne. De nombreuses expériences ont été publiées, mais il manquait un fondement philosophique, traité d'une manière exhaustive, but de l'ouvrage de Ekkehard Martens que nous présentons ici.

E. Martens construit cette étude fondamentale à partir des deux questions de Nietzsche : " Dans quel but? " et " Comment? ". Pour beaucoup d'adultes, les enfants ne se posent pas des questions philosophiques, et du point de vue de leur développement psychologique, ce n'est pas encore possible. Et pourtant, chacun peut faire l'expérience que, déjà et peut-être justement, les enfants sont capables de philosopher, si on sait les écouter. E. Martens situe les premières tentatives formelles de philosopher avec des enfants en Allemagne dans le contexte sociopolitique de la période suivant la première guerre mondiale avec notamment : H. Nohl (1920), qui note chez les enfants une pensée métaphysique (fascination de Bloch ou Jaspers); A. Liebert (1927) qui voit le don philosophique comme un don de Dieu (vivier pour le national-socialisme); L. Nelson (1923) qui crée une école appliquant la méthode maïeutique de Socrate (interdite plus tard par les national-socialistes), et enfin W. Benjamin qui crée une émission radio (1929-1932) avec des thèmes tels que " qu'est-ce que la raison? ", " comment peut-on connaître quelque chose? " ou " qu'est-ce la justice? ". Depuis, les travaux de M. Lipman et G. Matthews (USA) donnent un nouvel élan. Pour E. Martens, le " philosopher avec des enfants " se trouve aujourd'hui devant une alternative : soit il dévie vers un romantisme ou vers un rationalisme rigide, et il disparaîtra comme toute mode pédagogique, soit il saura fonder d'une manière nouvelle l'éducation et l'enrichir.

Pour savoir si l'on peut, et si on doit philosopher avec des enfants, Martens interroge les concepts centraux : " philosopher " et " enfant ", mais se penche aussi sur l'attitude de l'adulte.

Pour lui nous ne pouvons " philosopher avec des enfants " sans nous souvenir de l'enfant philosophe qui est en chacun de nous. Le bateau de Thésée (bateau vénéré et réparé par les Grecs depuis 1000 ans) pose la question de l'identité. Discuté par des philosophes, des non-experts et des enfants, l'analyse montre que les enfants ne sont pas fixés sur une idée et peuvent plus facilement que l'adulte s'ouvrir sur de nouvelles compréhensions. Par contre, il leur manque la précision conceptuelle et linguistique, la persévérance lors de processus de pensées difficiles, une expérience concrète ainsi que la connaissance théorique. Les capacités des enfants, bien réelles, ne sont que différentes de celles des adultes.

Pour E. Martens, les enfants sont non seulement capables de philosopher, mais ils en ont besoin. Pour cela, ils doivent bénéficier de l'aide des adultes, mais inversement, les adultes ont besoin de la provocation des enfants pour réapprendre à s'interroger. Cette représentation correspond à la tradition socratique et à la philosophie kantienne : par principe tous les hommes ont la même capacité d'autonomie et de raisonnement. Dans cette perspective les enfants ne sont pas infantiles, incapables de parler et de penser, mais leur capacité de raisonnement peut et doit être cultivée et formée. La philosophie est, par son attitude sceptique et par son examen méthodique, non naïve. Mais comme elle tient aux idées essentielles de vérité, de justice ou d'humanité, elle est naïve dans son contenu et dans sa confiance dans le test de la vérité. Ne pas savoir, vouloir savoir et avoir confiance dans le savoir sont des points communs entre enfants et adultes.

E. Martens relève dans la tradition philosophique diverses facettes du philosopher avec des enfants, pouvant aller de la métaphysique profonde à l'étonnement enjoué, en passant par le sérieux existentiel, le questionnement sceptique et la clarté analytique. Il analyse quatre cheminements principaux, choisis en fonction d'expériences et de réflexions fondées philosophiquement. Partant d'exemples concrets, il détaille le but, le contenu, la méthode et les points critiques de chaque concept et termine par la théorie philosophique qui le sous-tend. Ainsi il analyse :

  1. Le cheminement " dialogue/action ", fondé sur la tradition de Platon et les principes théoriques de J. Dewey, proposé par M. Lipman, qui poursuit trois objectifs : penser par soi-même, penser ensemble et développer sa personnalité. Pour celui-ci nous apprenons en même temps à parler et à penser. Apprendre à parler est donc important pour clarifier nos propres pensées. Ainsi, nos pensées de la vérité ne se laissent saisir qu'à travers nos expressions langagières. Il s'agit donc de renforcer, le plus tôt possible et parallèlement, l'apprentissage du langage et l'apprentissage de la pensée.
    Dans la " communauté de dialogue philosophique " les enfants apprennent - et avec eux les adultes - " à mieux exprimer leurs propres pensées, s'écouter, se comprendre et se respecter mutuellement, à reconnaître des conceptions différentes et à les argumenter, ainsi qu'à supporter des questions ouvertes pour s'approcher ainsi un peu plus de l'idéal d'une société réellement démocratique ". La conceptualisation et l'argumentation pourraient rendre les enfants plus indépendants. Ils expérimentent leurs forces à ne pas accepter ce qui est donné et apprennent à donner forme et sens. Cette connaissance de soi (" Connais-toi toi-même ") est depuis les débuts socratiques le moteur de la philosophie. M. Lipman s'inspire aussi de J. Dewey : le concept est déterminé d'après le besoin et l'expérience des hommes, qui dans un agir commun élaborent leurs représentations. De la même manière, l'enseignement devrait être conçu comme un processus commun de résolution des problèmes.
  2. " L'analyse de concepts " est pratiquée par Judy Kyle, qui se réfère à L. Wittgenstein et L. Vygotsky. J. Kyle part du goût des enfants pour jouer avec les noms et inventer un langage secret. Ils apprennent à former des concepts et à réfléchir sur le processus de conceptualisation et découvrent que le monde du langage est plein de fantaisies et de pouvoirs propres. D'après elle " l'analyse de concepts peut agir comme libération de la violence des idées fixes ". Le leitmotiv ici est de " vivifier ce qui est déjà " pour ouvrir sur de nouvelles possibilités et développer la capacité des enfants à former un nouveau savoir réflexif.
    L'analyse de concepts est basée sur l'idée de la représentation de la connaissance comme une différenciation croissante des expériences. Le savoir d'un enfant bien que plus diffus est quand même une connaissance d'une réalité qui a une certaine valeur. Au début de sa scolarité, l'enfant a déjà d'énormes capacités de penser, mais non celles réclamées par le système. Pour J. Kyle, l'éducation scolaire de la pensée est un devoir essentiel. Elle passe par la facilitation du passage du penser concret au penser abstrait en tenant compte du monde expérimenté des enfants. Pour Wittgenstein les enfants possèdent une pratique langagière capable de philosopher : douter de certitudes supposées, chercher les limites que la société déclare fixes pour arriver, par le jeu, à une compréhension mutuelle des différents points de vue et à une réflexion toujours renouvelée. Cette " analyse de concepts " avec des enfants a un objectif constructif et éthique.
  3. " L'étonnement " propose les " grandes interrogations philosophiques " telles que le bonheur, la liberté, le temps, le langage et l'identité, dans une relation de jeu. Ici G. Matthews suit les traces d'Aristote et de Schopenhauer. L'allégorie de la caverne de Platon nous indique que la libération est en marche dès lors qu'on peut comprendre l'utilisation des concepts, et qu'elle est accompagnée d'un étonnement, celui de reconnaître le paraître et en conséquence de se reconnaître en tant qu'être réflexif. Trois questions essentielles se posent : qu'est-ce que le commencement de la philosophie? Qu'est-ce que s'étonner en philosophie avec des enfants? Quels objectifs, méthodes et outils pour philosopher avec les enfants?
    G. Matthews s'inscrit dans la thèse du " processus de développement ouvert " : les enfants naissent dans une certaine culture, testent les différentes expériences et continuent à se développer d'après des critères de raisonnement universalistes. Pour lui, philosopher avec les enfants doit mener de l'étonnement affectif à l'élaboration cognitive. Ni aveuglement ni intellectualisation à outrance, mais aider à une conscience du monde ouverte. La philosophie permet de dépasser la séparation entre fantaisie, émotion ou affect d'un côté et raison, réflexion ou savoir de l'autre, puisqu'elle développe les sentiments et la raison. Ce chemin stimule essentiellement les qualités personnelles comme la fantaisie et l'imagination. G.Matthews retrouve dans le jeu libre de l'esprit la joie d'une indépendance et d'une force spirituelle qu'Aristote et Platon nomment " divine ".
  4. La philosophie des lumières pour enfants reprend la maxime de Kant " sapere aude ", et est une démarche culturelle élémentaire comme lire, écrire et calculer, avec des objectifs tels qu'autonomie, humanité, tolérance, objectivité et clarté. Ici le questionnement socratique s'entend comme tentative de critiquer la particularité afin d'aiguiser le regard étroit et de l'élargir. On ne peut renoncer aux lumières qu'au prix de la dépendance : " Celui qui expérimente assez tôt comment parler ensemble, comment les idées, concepts et affirmations peuvent devenir plus clairs, que penser peut aussi simplement faire plaisir, qu'il y a aussi un étonnement et une compréhension muette des hommes, est peut-être las de répéter seulement ce que disent les autres ". La relation avec l'ordinateur va influencer la pensée et l'action des enfants et le gouffre semble se creuser entre la rationalité automatique et l'émotion humaine. La réflexion, la faculté de juger et la raison critique doivent alors être perçues comme une médiation possible entre émotion interne et rationalité externe.
    W. Benjamin part de la soif de connaître des enfants. Sa méthode est une introduction pratique à la théorie de la connaissance en reliant opinion et concept, partie et tout, proximité et distance, concret et abstrait. Son objectif est de démontrer que raison et déraison sont très proches, qu'un penser perspicace sans humanité devient déraison, ou bien qu'une confiance aveugle dans un comportement apparemment raisonnable est très déraisonnable. Pour lui sentiment et raison sont inséparablement liés et mènent isolément à la barbarie.

À partir de là E. Martens élabore quatre exigences pour " philosopher avec des enfants " :

  1. Suivre cette devise demande du " courage " (risque de l'erreur et autocorrection douloureuse, insécurité et risque de choquer).
  2. " Sapere " devrait décourager du répéter ou du bavardage.
  3. Cette devise incite au penser et parler conceptuel-argumentatif, mais aussi le penser " s'approche du corps en tant que pensée " (cf. l'étymologie latine sapientia : goûter et connaître).
  4. " Sapere aude " est connaissance théorique, mais aussi action et pratique de vie. Philosopher est expression et expérience de liberté.
  5. Avec cet ouvrage, E. Martens veut sensibiliser à la double provocation du " philosopher avec les enfants " : d'une part comme un défi à la philosophie académique, qui doit s'interroger sur sa capacité de se poser en tant que philosophie appliquée, pratique inhabituelle; d'autre part comme un défi d'une telle philosophie à une pratique pédagogique de routine. " Philosopher avec des enfants " est une activité commune dans le sens d'une didactique dialogique-pragmatique de la philosophie. Mais son but essentiel est d'encourager les adultes (parents, travailleurs sociaux, médecins et surtout enseignants), à oser philosopher avec les enfants, dans l'éducation civique ou dans une heure de philosophie spécifique, créant un espace libre pour, comme dit Kant, l'orientation de sa pensée. L'étude fondamentale de E. Martens, exposée clairement, constitue un outil extrêmement précieux pour tous ceux qui s'interrogent dans quel but et comment philosopher avec des enfants.

Allemande, Johanna Treiber-Leroy est titulaire d'un DUEPS sur la philosophie avec les enfants, cf. article dans Diotime n° 9, mars 2001. Actuellement en DEA à Montpellier III sur cette question.


(2) Philosopher avec des enfants, une introduction à la philosophie. Philosophieren mit kindem, eine einführung in die philosophie, Éditions Ph. Reclam, jun. N° 9778, Stuttgart, 1999. Non traduit en français.

(3) Zeitschrift für Didaktik der Philosophie und Ethik.