Italie : l'utilité didactique du Protagoras

Les tentatives de codification des procédures pour faire de la philosophie sont justement soupçonnées de vouloir brider la pensée libre - " vivante " pour utiliser un terme de la tradition française - dans des formules et des règles. Cependant l'étude des classiques offre des distinctions précises de méthode. La conscience de la pluralité des formes du travail philosophique dans l'histoire de la philosophie, si elle peut dégénérer en pure technologie de la communication, peut être aussi autrement adressée.

Après tout, les philosophes ont poursuivi tenacement la recherche de méthodes et ont souvent suivi des procédures rigoureuses. Naturellement en parlant d'une conscience autrement adressée, nous nous rapportons à l'idée que les méthodes et procédures sont des instruments à utiliser selon la libre décision de chacun, clairement décrites et clarifiées dans leurs qualités et défauts.

LES FORMES DE LA DIALECTIQUE DANS LE PROTAGORAS

Dans le contexte des études sur la philosophie ancienne, nous avons réfléchi sur la pluralité des formes que la dialectique prend dans les dialogues platoniciens. Dans cette brève note, nous nous proposons d'étudier cette collection de " discours sur les méthodes " qu'est le Protagoras.

La structure du Protagoras a donné lieu à beaucoup d'interprétations divergentes, même sur la question de la datation. Nous supposons connues ces différentes positions, qui n'influencent pas notre sujet, parce que notre attention est concentrée sur les méthodes.

Nous en trouvons au moins huit, parmi ce que nous pourrions appeler diverses " scènes ", si le Protagoras était une comédie (Elle aurait alors un prologue, huit scènes et divers entractes).

[Protagoras, 310-314]

Dans la première scène Socrate fait réfléchir Hippocrate sur ce qu'il est en train de faire : il n'a pas une thèse à soutenir, mais il vise - comme un adulte qui a affaire à un jeune homme passionné - à une prise de conscience du jeune homme. Par conséquent le dialogue a un ton paternel. Il procède par

- des questions et des réponses, dans un climat de confiance réciproque sans compétition ni ironie;

- des questions visant non le contenu, mais la conscience de celui qui devra répondre (le but n'est pas de démonter l'enthousiasme du jeune homme, mais d'élever sa connaissance);

- de brèves synthèses de celui qui conduit le jeu, préludes à d'ultérieures enquêtes (pour lesquelles on va interroger Protagoras).

[Protagoras, 316-320]

En se présentant à Protagoras, Socrate lui expose les raisons de sa visite et lui pose plusieurs questions. Ce n'est pas la dialectique comme technique d'enquête ou concours, mais la légitime proposition de questions à celui qui pense avoir les réponses. La brève synthèse de la scène précédente, qui préludait à des recherches ultérieures, se transforme en questions. Le passage d'une exposition à la forme interrogative est dû seulement au fait que maintenant celui qui devrait savoir répondre est présent. Mais celui qui pose les questions se pose en pair de celui qui doit répondre : manquent ici tous les déséquilibres, typiques de la dialectique, entre celui qui pose les questions et celui qui répond. Il n'y a pas de nette distinction entre celui qui dirige et celui qui est dirigé. Le climat est amical. Le but n'est plus un accroissement de conscience relative au sujet, mais d'obtenir une réponse qui a au moins un trait objectif. La synthèse et la clarté sont essentielles.

[Protagoras, 320-328]

Protagoras répond aux questions de Socrate à travers un discours en deux parties, basé sur deux formes distinctes de communication qui correspondent à des formes diverses de la pensée :

- la première partie du discours, à travers un récit, exploite l'enchaînement d'images typiques de la pensée mythique qui raconte une histoire, et permet de tirer une thèse (à la base de la chaîne argumentative il n'y a pas d'image d'expérience, mais l'histoire racontée);

- la deuxième partie du discours, à travers la position de sujets sur l'expérience réfléchie, (mais pas encore sur la pure logique) exploite la force de conviction de la pensée qui lie le penser par images à la réflexion qui abstrait d'un cas ou plusieurs cas une thèse générale (pas par induction, mais par analogie); l'enchaînement n'est pas donnée par le flux des images d'un récit, mais en liant ensemble entre elles plusieurs images d'expérience et en créant une unité d'expériences (à la base de la chaîne argumentative il n'y a pas l'histoire racontée, mais l'image d'expériences).

Les deux formes d'argumentation différentes de Protagoras sont toutes deux de la pensée par images et non des abstractions logiques. Le ton est amical, il n'y a pas de conflit dialectique, de compétition, mais de la séduction : Protagoras vise dans sa réponse à obtenir un effet d'enchantement et il y réussit. Il veut convaincre et charmer, pas vaincre dans une compétition : dans le jeu dialectique l'" autre " ne devra pas se déclarer battu, mais accepter de devenir élève.

[Protagoras, 329-334]

Les deux discours de Protagoras sont suivis par une classique série dialectique socratique : Socrate impose sa propre méthode. Il pose une série de questions qui viennent de loin, sans que ni son interlocuteur ni nous lecteurs ne puissions imaginer ce qu'il a dans sa tête; ces questions prévoient des réponses brèves, type oui ou non, et imposent un choix exclusif entre deux possibilités : ou l'on donne la réponse que Socrate veut, ou on se soustrait à la direction que Socrate a engagée dans le jeu dialectique, en proposant une réponse qui déplace les termes de la question.

La dialectique n'est dans ce cas un moyen ni pour persuader ni pour faire de la recherche : elle est un instrument pour avoir le dessus sur l'adversaire en lui imposant son terrain et sa méthode. Le climat n'est pas amical, et il frôle la rupture ouverte quand Socrate menace de s'en aller face à un simple essai de Protagoras de proposer des réponses un peu plus ouvertes que celles établies par la méthode socratique. La méthode se base sur une stratégie que Socrate a évidemment bien présente avant de commencer : elle n'a rien de l'ouverture du libre dialogue. L'argumentation de Socrate n'est pas liée à l'expérience (à laquelle sans arrêt Protagoras tente sans succès de ramener le discours), mais elle est construite sur l'analyse des mots et de leur sens. Cette forme de la dialectique se fonde sur ce qu'à d'autres époques on appellera " logique abstraite ". C'est une technique de guerre.

[Protagoras, 334-338]

Quand Protagoras tente de déplacer un élément de la méthode en introduisant une réponse articulée, qui ne " reste " pas strictement dans la question telle que formulée par Socrate, il refuse le dialogue. Suivent une série d'interventions de médiation, qui font levier sur l'esprit d'amitié du groupe. Elles tendent à soupeser les raisons des deux interlocuteurs en proposant un milieu, et à part Alcibiade, en refusant la logique implacable socratique. La dialectique est ici une tentative de trouver une conciliation entre ceux qui risquent la rupture du jeu dialectique. Dans les interventions les méthodes sont comparées directement. Sur ce point l'intervention d'Alcibiade est particulièrement intéressante. Socrate ne peut plus utiliser sa méthode implacable. Mais Protagoras ne peut qu'accepter de continuer.

[Protagoras, 339-343]

Protagoras doit de toute façon continuer, et cette fois c'est à lui de poser des questions. On peut donc directement comparer cette forme de la dialectique avec la précédente conduite par Socrate. Le terrain n'est pas celui de la logique abstraite, qui travaille sur les mots et leur sens, mais celui de la poésie. Cependant il ne s'agit pas de la pensée par images. La rigueur de Protagoras contraint Socrate à chercher une solution, mais le ton est celui qui convient à la poésie : nous sommes sur le terrain de la compétition, mais dans laquelle ceux qui sont battus n'ont rien à perdre parce qu'ils prennent part à un jeu, et jouer, ce n'est pas vaincre ou perdre.

[Protagoras, 343-346]

Maintenant, c'est Socrate qui tente une diversion, mais la réaction de l'autre est différente. Quand c'était Socrate qui menait le jeu et Protagoras qui tentait une diversion, Socrate avait réagi avec une extrême dureté, en tentant de fermer le dialogue; maintenant que c'est à Protagoras de conduire le jeu, celui-ci accepte la diversion. Socrate propose un discours (on doit rappeler qu'avant quand il s'agissait de contraindre Protagoras à accepter sa méthode, il avait déclaré qu'il ne savait pas faire de discours), qui est sur le terrain de la poésie, mais il exploite les instruments de la logique. Dans ces deux dernières scènes la dialectique a donc les mêmes caractéristiques, et ce qui change est seulement la forme d'exposition : avant le dialogue, maintenant le discours. Seulement Socrate joue avec les mots et propose une longue interprétation du texte qui ne tient pas debout : c'est seulement un morceau de virtuosité, sans suite, qui a du sens seulement dans le contexte d'un climat rasséréné. Que Socrate soit en pleine harmonie avec les sophistes est démontré par la tentative de faire un discours sitôt après. C'est comme si Socrate avec son discours avait dit : même sur votre terrain, sophistes, je suis bon comme vous.

En comparaison avec Protagoras, homme de caractère et d'expérience, Socrate paraît un jeune jongleur de mots. Il a un visage différent quand il agit comme un adulte à l'égard d'un jeune (Hippocrate) et quand au contraire il agit comme un jeune à l'égard dâgé (Protagoras). En général Socrate incarne des personnages divers, prend des visages différents. Il est imprenable, sait se transformer et se déguise1.

[Protagoras, 348-362]

Après un entracte commence la dernière partie du dialogue. Socrate se pose à l'égard de Protagoras en attitude d'amitié, le forçant à être d'accord avec lui (le texte souligne que Protagoras consent de force et Socrate, qui conduit le jeu dialectique, ne donne aucun espace à ses raisons). Les interlocuteurs, dans un long passage, sont seulement des personnes imaginées auxquelles Socrate pose des questions et par lesquelles il reçoit des réponses, qu'évidemment il donne parce que le dialogue est imaginaire. Cela ne fait pas beaucoup de différence parce que le rôle réservé à l'interlocuteur est de rester dans sa logique. Mais il n'y a pas de compétition ici, comme avant avec Protagoras, l'esprit est celui de l'amitié retrouvée, de la joie du dialogue avec des personnes intelligentes.

Cette forme dialectique est-elle un instrument de recherche? Il y a qui en doute. Socrate sait encore une fois dès le début où il veut arriver. Il a une thèse, et l'expose à travers un dialogue. Seulement cette thèse n'est pas conciliable avec celle d'où il est parti : que la vertu n'est pas enseignable. Le lecteur a l'impression de se trouver devant le jongleur Socrate, et le problème se reposera dans d'autres dialogues.

QUELLE FINALITÉ POUR LA DIALECTIQUE?

Concluons. La dialectique est-elle un chemin de recherche ou seulement un instrument d'exposition philosophique et d'exercice de l'esprit? Si on compare deux lectures qui s'accordent à estimer ce dialogue apparemment aporétique, lecture qu'en donnent Jaeger et Reale, les termes de la question s'éclaircissent bien. Il s'agit de comprendre ce que sont les dialogues platoniciens.

- Jaeger pense que les dialogues sont la description d'un parcours de recherche. Le Protagoras fait partie des dialogues qui tentent de définir une vertu : tendance synoptique de la dialectique qui vise à l'unité au-dessus des différences, de sorte que dans le Protagoras on parvient à la définition de la vertu en elle-même, et pas seulement de chaque vertu; le parcours de ce dialogue est donc un parcours de recherche. De sorte que tout le dialogue, et pas seulement une seule scène, est un instrument de recherche. Nous devons conclure que les multiples visages de la dialectique que nous avons rencontrés sont un mouvement du travail philosophique. Un aller en avant et un revenir en arrière avec des stratégies différentes (comme font ceux qui " ont du temps " dans la liberté de la vie philosophique).

- Reale, en se référant aux thèses de l'école de Tubinga, retient un sens différent des dialogues platoniciens. Ils sont des instruments efficaces, mais pas pour faire de la recherche philosophique : leur but serait seulement de fournir du matériel utile à l'activité orale, de sorte que Platon y aurait exposé moins sa recherche que ce qui pouvait être utile pour un certain type d'interlocuteur, au but de faire exercice en philosophie; la recherche est déjà faite dans la dimension orale et l'écrit est nécessaire seulement pour faire exercer ceux qui veulent accoster à la philosophie.

Ce n'est pas notre tâche de décider de la bonne interprétation. Pour nous, qui lisons Platon dans un but didactique, le texte est une base pour l'exercice philosophique (dans la dimension de l'oralité et de l'écriture). Les formes de la dialectique sont claires. Il s'agit d'en étudier l'effective utilité didactique. Des techniques rhétoriques à des buts non rhétoriques, mais liés à l'ancien idéal de la paideia, dont on ne comprend pas qu'il soit passé de mode.

CONSÉQUENCES DIDACTIQUES

Si nous reprenons maintenant l'hypothèse d'où nous sommes partis

- que de l'étude des classiques il soit possible de tirer des réflexions sur des méthodes utiles au travail philosophique - les différentes formes assumées par la dialectique dans le Protagoras peuvent jeter une nouvelle lumière et donner des idées pour les procédures que le professeur peut utiliser dans son cours.

Par exemple :

- la leçon ex cathedra de philosophie (la leçon magistrale dans la tradition française) qui voit le professeur dans un rôle de sujet actif, et les étudiants comme son public. Il peut s'appuyer sur la dialectique comme jeu de séduction à travers des " discours " et comme instrument d'exposition d'une thèse;

- la leçon dialoguée, selon les finalités que le professeur se fixe, peut tirer avantage de la réflexion sur la dialectique comme réflexion guidée (surtout dans les dialogues individuels ou à petits groupes), comme médiation, comme instrument d'exposition d'une thèse;

- le dialogue entre étudiants, dans lequel le professeur assume un rôle extérieur, de mise en scène, où il peut tirer avantage de la dialectique comme jeu d'attaque et de défense, compétition;

- les pratiques de formation des professeurs pourraient s'inspirer de la dialectique comme compétition aimable entre égaux dans la forme du dialogue et du discours;

- les initiatives des rencontres philosophiques entre adultes pourraient tirer avantage de la réflexion sur la dialectique comme position de questions entre égaux (même si l'un d'entre eux en sait plus que les autres et exerce un rôle de guide ou d'expert).

Beaucoup de formes dialectiques aujourd'hui pratiquées en cours (par exemple la leçon dialoguée que le professeur utilise pour motiver les étudiants) ne sont pas présentes dans le Protagoras. La thèse que nous examinons n'a pas pour but de faire revivre la dialectique ancienne, mais il est utile de réfléchir sur les formes de la dialectique ancienne pour notre travail philosophique. En même temps que les différences " techniques " entre les formes de la dialectique, la réflexion la plus importante concerne le ton émotif, car il s'agit d'un dialogue entre un jeune et un adulte basé sur la confiance et l'estime réciproque et d'un jeu de séduction, d'attaque et de défense, compétition aimable sous forme de défi.


(1) 1 Pour l'analyse conduite, cf la notion de " scène philosophique " de Frédéric Cossutta (ELéments pour la lecture des textes philosophiques, Bordas, Paris 1989).