Revue

Panser le tribalisme par la philosophie dès l’école primaire au Cameroun

La question des enjeux de l’apprentissage du philosopher dès l’école primaire dans la lutte contre le tribalisme ne s’est pas encore constituée en objet de recherche au Cameroun. Des recherches sur les stratégies à mettre sur pied pour lutter efficacement contre ce phénomène n’ont pas interrogé la place de la philosophie avec les enfants dans ce combat. Nous voulons à travers cette recherche apporter notre contribution aux réflexions sur le rôle capital que peut jouer la pratique de la philosophie avec les enfants dans lutte contre le tribalisme. La présente étude constitue une première tentative et a comme problématique : En quoi l’apprentissage du philosopher dès l’école primaire est-elle un moyen efficace de lutte contre le tribalisme ? Pour mieux cerner cette problématique, nous nous proposons trois objectifs : a) montrer comment dans la tribalité au Cameroun, il y a un tribalisme implicite exprimé par les individus ; b) montrer l’importance d’éduquer à l’amour de l’autre dès l’enfance ; c) montrer en quoi la pratique de la philosophie avec les enfants est un moyen d’éduquer le cœur de l’enfant, condition pour lutter contre le tribalisme et ses effets pervers.

Le phénomène le plus répandu dans la plupart des pays où l’on retrouve une multitude de tribus est le tribalisme. A tort ou à raison, nous croyons pouvoir mettre un terme à ce phénomène. Cependant, malgré les stratégies mises sur pieds, nous assistons toujours dans les faits, à une recrudescence des actes de tribalisme au point où nous sommes en droit de nous demander s’il s’agit d’un phénomène naturel ou culturel. Si la question se pose avec une telle facilité, la réponse n’est pas si évidente quand on sait qu’il y a des individus qui manifestement posent des actes d’intérêt général. Poser des actes dans l’intérêt général ne peut nous amener à soutenir que le sujet agissant n’est pas tribaliste. Une telle affirmation conduit à une redéfinition du tribalisme. Cette redéfinition nous amènera à lever le voile qui cache le tribalisme derrière une prétendue tribalité soutenue par les individus au quotidien. La dernière partie sera consacrée à une tentative de résolution du problème à partir de l’éducation au primaire grâce à l’introduction de l’apprentissage du philosopher avec les enfants.

Perversion de la tribalité dans la société camerounaise actuelle

On oppose au quotidien la tribalité au tribalisme. Selon Yamb et Abe (2017) « il faut distinguer la tribalité du tribalisme. La tribalité est un lien que des individus appartenant à une même communauté ou à un même référentiel identitaire entretiennent entre eux dans l’optique d’articuler leur identité culturelle. Cependant, il peut arriver que cette identification à un réfèrent communautaire, glisse vers le communautarisme. Et l’un des vestiges du communautarisme se trouve être le tribalisme. Ce dernier est une forme d’exacerbation de la tribalité qui prend les contours d’un repli identitaire. Le repli identitaire ici renvoie à une survalorisation de son appartenance tribale, avec un rejet de l’altérité, de tout ce qui est différent, de l’en-groupe (entre groupe) auquel on appartient. » Au regard d’une telle distinction, il convient de dire que le fait d’affirmer son appartenance à une tribu renvoie à la tribalité. On pourra donc verser dans le tribalité, le « Je suis… », et le « je suis fier de l’être ». En elle-même, une telle fierté ne pose aucun problème. Ainsi, la tribalité en acte se manifeste au Cameroun par la fierté de parler la langue de sa communauté, de respecter les us et coutumes de sa tribu.

Cependant, revenons, sur l’affirmation « je suis… et fier de l’être ». Enseigné aux enfants à partir de la cellule familiale, le « je suis… » a une volonté manifeste d’éducation à l’affirmation de soi chez l’enfant. Le soi qui s’identifie à une tribu, à la tribu précise plutôt qu’à une autre, c’est-à-dire à celle du parent géniteur, n’a-t-il pas dans sa dimension implicite la volonté de dire « je suis … », donc, « je ne suis pas… » ? Parce que le « *je suis *… » signifie que «  je ne suis pas le contraire de ce que je suis. ». Or, le « je suis… » implique un mariage étroit entre deux éléments : la personne et sa tribu. Parce qu’on ne peut parler de tribu sans personne, on s’identifie alors à une tribu en tant que personne. Soutenir que « je suis… » cette tribu, c’est en même temps soutenir que « je suis » les personnes qui appartiennent à cette tribu. Je me reconnais en eux comme je me reconnais face à un miroir. A ce niveau, tout se complique et l’on retombe sur l’aspect négatif qui est combattu : le tribalisme c’est-à-dire, la volonté de considérer sa tribu comme supérieure aux autres et à en faire une référence. Croire à la supériorité de sa tribu, c’est donc croire à la supériorité des personnes, des us et coutumes de cette tribu et vouloir le faire penser aux autres personnes. C’est le même phénomène qui s’établit dans la tribalité dans le contexte camerounais actuel. Pourquoi ? En effet, en disant « je suis…» (Je suis Basa’a, par exemple), il y a une volonté d’établir une différence avec les autres. Car, si « je suis… », cela signifie donc « je ne suis pas… ». Si « je ne suis pas toi », la différence déclarée ne se situe pas au niveau du physique. « je ne suis pas toi » signifie que je suis différent de toi. Et dans le « je suis », il y a identification à l’autre, un autre qui partage avec moi une tribu. La tribalité brandie par la plupart des individus pour nier un caractère tribaliste est donc une méconnaissance voulue ou non du caractère tribaliste de leurs actions. C’est pourquoi l’on ne peut panser le tribalisme en promouvant la tribalité qui est, nous le voyons, une forme déguisée de tribalisme. Il n’est donc pas surprenant de constater qu’au Cameroun aujourd’hui, et malgré les stratégies mises sur pieds pour lutter contre le tribalisme, la conscience nationale, l’intégration nationale, le patriotisme et le vivre-ensemble ne soient que de vains slogans, et viennent toujours butter contre des intérêts partisans qui les hypothèquent considérablement. Les partis politiques au Cameroun par exemple présentent pour la plupart des visages régionalistes, et, ceci suffit à convaincre sur le fait que le système éducatif, au lieu d’accentuer le sentiment d’appartenance à un même Etat, a plutôt catalysé des convictions ethno-tribales.

Ce qu’il faut donc comprendre ici, c’est qu’au Cameroun, on observe chez les sujets qui affirment leur tribalité un rejet de l’autre. Résoudre le problème du tribalisme au Cameroun ne passe donc pas nécessairement par la seule promotion de la tribalité. Il faut penser à passer par l’éducation. Il est vrai, de nombreux enseignements sont donnés dans ce sens dans la plupart des établissements. Cependant, nous pensons que l’apprentissage du philosopher avec les enfants de par ses finalités, peut jouer un rôle important dans la résolution de ce problème. Pourquoi et comment ? Pour répondre à cette il convient tout d’abord pour nous, de montrer pourquoi il est important d’apprendre à l’enfant à aimer l’autre.

L’importance d’éduquer à l’amour de l’autre dès l’enfance

L’éducation des enfants se concentre généralement sur leur formation intellectuelle ou sur le développement de leurs compétences et des vertus essentielles pour la formation de leur caractère. Pourtant, on a tendance à oublier l’une des composantes les plus importantes de l’éducation : éduquer à l’amour de l’autre. Cette forme d’éducation passe par l’éducation du cœur. Aristote (2007) affirmait qu’« Éduquer l’esprit sans éduquer le cœur revient à n’avoir aucune éducation du tout ». Mais que voulons-nous dire quand nous parlons d’éduquer le cœur ? En fait, en quelques mots, cela signifie éduquer dans l’amour et pour aimer. Cela signifie également que les sentiments des enfants devraient avoir plus d’importance que leurs connaissances en géographie ou en mathématiques, car ce sont ces sentiments qui leur serviront de moteur pour développer leur personnalité, et qui les conduiront au bonheur. Mais comment éduque-t-on le cœur ?

Philosopher avec les enfants : un moyen d’éduquer le cœur de l’enfant

Montaigne (1572) définissait la philosophie comme une activité doit nous conduire non pas à avoir une tête « bien pleine », mais une tête « bien faite ». C’est dire que philosopher, c’est apprendre à discerner, à bien juger, à avoir un meilleur esprit critique pour essayer de comprendre le monde et se comprendre soi-même. Quatre raisons nous permettent de comprendre en quoi la pratique de la philosophie avec les enfants est un moyen efficace à l’éducation du cœur de l’enfant qui conduit, in fine, à la lutte contre le tribalisme en société.

L’atelier de philosophie avec les enfants est une école de l’amour

La façon dont l’enseignant traite sa classe dans une pratique de philosophie avec les enfants, l’acceptation et l’appréciation qu’il manifeste avec les enfants, les signes fréquents et appropriés d’affection sont autant de moyens qui contribuent à enseigner aux enfants à aimer. La classe de philosophie avec les enfants est un endroit chaleureux où tout le monde se sent accueilli et aimé. Il est très difficile d’éduquer le cœur d’un enfant qui ne se sent pas accepté ou aimé dans une classe, ou quand il n’y a pas d’amour de ses camarades. Or, dans un atelier de philosophie avec les enfants, il ne peut y avoir de débat sans un certain nombre de règles, certaines sont d’ordre technique (une seule personne parle à la fois) ou d’ordre éthique (on ne se moque pas de celui qui parle). Respecter un citoyen, c’est respecter un individu qui a des droits ; respecter une personne, c’est prendre en compte sa dignité d’être humain. Ces deux formes de respect vont au-delà de l’appartenance à une tribu. On respecte l’autre non pas parce qu’il est de notre tribu (la classe étant un groupe hétérogène), mais parce que, comme moi, il est une personne. L’apprentissage du philosopher est donc une pratique qui développe chez l’enfant, le respect de la personne au-delà de ses idées, de sa tribu. Ceci parce que, dans une discussion à visée philosophique, on « cherche avec », on ne lutte pas contre (Ceusters, 2013). L’autre est moins un adversaire qu’un partenaire, mieux, un coopérateur. La discussion à visée philosophique prévient donc la violence, et accroît la tolérance (Ceusters, 2013). Elle est un facteur de paix et de dialogue, instrument nécessaire à la lutte contre le tribalisme.

L’atelier de philosophie avec les enfants éduque à l’affectivité

L’affectivité comprend l’ensemble des sentiments et des émotions d’une personne. Dans un atelier de philosophie, les enfants apprennent à reconnaître leurs sentiments, à les nommer, et à savoir ce qu’ils ressentent. Ainsi, ils apprennent à gérer leurs émotions, à les manifester positivement et à contrôler leurs réactions face à ce qu’ils ressentent. Cela permet aux enfants d’apprendre à éviter de succomber à la pression des émotions et des passions. Grace à cette pratique, les enfants peuvent exprimer leurs émotions en restant attentifs à ce que les autres pensent. De cette façon, ils peuvent avoir une affectivité saine dans laquelle les sentiments sont reconnus, valorisés et canalisés.

L’atelier de philosophie apprend aux enfants à s’ouvrir

L’amour de l’autre, quel que soit sa tribu, exige nécessairement de donner aux autres, et, il est indispensable que les enfants soient capables de reconnaître les besoins de leurs pairs, de les aider quand ils en ont besoin et de ressentir la satisfaction d’aller à la rencontre de l’autre. Seul un cœur capable de s’ouvrir est capable d’aimer, et c’est la leçon la plus importante pour apprendre à aimer. Dans un atelier de philosophie, l’enfant peut donc « vivre dans les discussions avec ses pairs l’expérience rare du désaccord cognitif dans la coexistence pacifique, ce qui augmente son seuil de tolérance et prévient la violence. » (Tozzi, 2008). Faire philosopher les enfants, c’est donc leur donner les opportunités pour vivre cette ouverture, car c’est cette expérience qui peut vraiment éduquer leurs cœurs à l’acceptation de l’autre.

La philosophie avec les enfants éduque en toute liberté

La capacité d’aimer de chaque personne est liée à sa liberté. Aime celui qui veut. Parce que dans un atelier de philosophie les enfants sont encouragés à s’impliquer dans la réflexion commune en toute liberté, ils comprennent peu à peu la responsabilité qu’ils ont d’orienter leur vie vers le bien. C’est pourquoi ils seront capables d’aimer toute personne par choix et par envie.

Conclusion

Quelles sont donc les conditions d’une lutte efficace contre le tribalisme au Cameroun ? A cette question, nous soutenons l’urgence d’une éducation à l’amour à travers l’apprentissage du philosopher dès l’école primaire. Seul cet apprentissage pourra contribuer à la pratique de la tolérance. Pour Montaigne (1979 cité dans Agostini, 2010), cette tolérance est naturelle dans le sens où l’enfant n’a pas à se contraindre pour manifester son acceptation de la différence. Cependant, cette tolérance acquise grâce à la philosophie avec les enfants peut devenir le naturel de chacun puisqu’elle est le fruit d’une éducation philosophique et de réflexions qui révèlent le fondement rationnel de cette tolérance (Agostini, 2010).

  • Agostini, M. (2010). L’apprentissage du philosopher à l’école primaire. Analyse d’une expérience d’un atelier de CM2 sous l’éclairage de la pensée de Montaigne. Thèse de doctorat inédite, Université d’Aix-Marseille I. Repérée à https://tel.archives-ouvertes.fr
  • Aristote (2007). Ethique à Nicomaque. (Trad. J. Tricot). Paris : Vrin.
  • Ceusters, M. (2013). Comment aborder l’amitié en « atelier-philo » à travers la littérature de jeunesse selon Edwige Chirouter avec des enfants en enseignement de type 5 ? (Mémoire de fin d’étude inédit). Haute école de Bruxelles, Belgique.
  • Montaigne, M. (1979a). Essais. Livre 2. Paris, France : GF Flammarion.
  • Montaigne, M. (1979b). Essais. Livre 3. Paris, France : GF Flammarion.
  • Tozzi, M. (2008). Faire philosopher les enfants : constats, questions vives, enjeux et propositions. Diogène, 224, 60-73.
  • Yamb, T, C. & Abé, C. (2019). « Au Cameroun, le tribalisme dans la religion est une reproduction du champ politique » : CAMEROON, Repères: Interview Menée jeudi 10 août 2017, http://www.camer.be/61991/30:27/pr-claude-abe-au-cameroun-le-tribalisme-dans-la-religion-est-unereproduction-du-champ-politique-cameroon.html, c. le 05/09/2019.
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